La Reine sirène de Nghi Vo

La Reine sirène est le premier roman écrit par Nghi Vo, mais pas son premier à avoir été publié. Entamé durant l’année 2017, le récit ne paraîtra qu’en 2022 en langue anglaise et en 2025 en langue française, grâce aux éditions L’Atalante. Située dans une Los Angeles des années 1930, l’histoire suit l’ascension de Luli Wei dans un Hollywood démoniaque, queer1, étrange, monstrueux et ingrat. Mêlant la fiction au réalisme magique2, l’autrice nous fait découvrir l’envers du décor d’un studio de cinéma qui a tout l’air d’être un enfer sur Terre. La vie est difficile pour Luli, jeune sino-américaine, dans une société sclérosée par le racisme. D’ailleurs, Luli Wei n’est pas son vrai nom, ou peut-être bien que si ? Los Angeles est-elle aussi sombre que le laisse à penser Nghi Vo ? Ou existe-t-il un moyen d’échapper aux bûchers et aux démons qui se cachent sous les atours d’un Oberlin Wolfe et d’un Jacko Dewalt ?
L’autrice nous livre ici un très bon roman où la beauté du réalisme magique sied parfaitement à cette histoire queer, où les relations humaines sont distordues et s’enflamment à cause des désirs de gloire et d’immortalité de certains.

« Il n’existe pas d’endroit sur Terre où l’on soit plus seul qu’ici. »

De Hungarian Hill à l’immortalité

Nous savons dès le départ que Luli survivra à cette histoire — une histoire parmi tant d’autres.  La Reine sirène c’est finalement un récit qui trotte ici et là en quête de sens. C’est à la fois la première aventure de Luli, mais aussi celle de Nghi Vo.

Dès la première page, Luli, en tant que narratrice, évoque les rumeurs qui ont circulé à son sujet. Tout commence lorsqu’elle est une adolescente de quatorze ans vivant dans la blanchisserie de ses parents, dans le quartier de Hungarian Hill. Luli et sa sœur auraient tout donné pour ne pas être ce qu’elles sont — pour être des filles aux cheveux blonds ou châtains, bouclés, avec de grands yeux ronds. Issues d’une famille où l’on commerce avec l’immortalité — une mère, deuxième génération née en Amérique, et un père héritier d’une lignée d’apothicaires et de sorciers —, Luli nourrit un tout autre désir d’éternité : celui que procure la magie du cinéma. Pour elle, chaque occasion de s’échapper de la routine étouffante de la blanchisserie et de se glisser, presque en catimini, dans le petit cinéma de quartier, est la bonne.

« Il fait partie d’Hollywood autant que du studio qui porte son nom. À ce jour encore, il déambule au fond du complexe en contemplant son empire comme pour le mettre au défi de trahir son héritage »

La Reine sirène - Nghi Vo - L'Atalante
La Reine sirène – Nghi Vo – Courtoisie de L’Atalante

Onirisme et enfer hollywoodien

Nghi Vo continue de nous emporter dans son écriture onirique3. Adeptes du non-dit et de belles scènes érotiques, la lecture de la Reine sirène éprouve les sens et les désirs. Des démons aux changelins qui arpentent les studios, tout est familier et étrange à la fois. Un entre-deux qui nous fait frémir d’angoisse au moindre faux pas de Luli, elle qui va faire face aux mystérieux bûchers des vendredi ou qui sera mise en danger par des bruits de couloirs devenus réalité.

Avec une volonté et une détermination à toute épreuve, Luli franchit une à une les étapes, à petits pas ou d’un grand bond en avant. Sans peur face à la furie masculine, mais fragile à la vue d’Emmaline, Luli s’époumone à crier aux anges, elle veut être libre et refuse d’être réduite au silence ou mise à la marge.

Nghi Vo nous montre dans ce livre un Hollywood des années 1930 quelque peu remanié. Gouvernés par des studios tout-puissants, à « l’environnement insolite et perfide », où les vedettes n’hésitent pas à vendre leurs âmes et quelques années de leurs vies. Bien avant l’ascension de Luli, les studios Wolfe ont déjà détruit des centaines d’étoiles mort-nées. Cacher son vrai nom, trouver un parrain protecteur, voici les quelques portes de sortie offertes à Luli pour ne pas se faire manger par les studios, « ces étranges machines affamées ».

« Mais il n’y avait là aucun démon, bien entendu, seulement un homme avec ses appétits. »

Plongée glaçante dans un studio hollywoodien des plus démoniaques, La Reine sirène4 s’impose comme une formidable introduction à l’univers littéraire de Nghi Vo5. Le récit, porté par une narration à la première personne, cultive volontairement l’ambiguïté : le lecteur ou la lectrice naviguent sans repères clairs entre mythe et réalité. Cette incertitude, caractéristique du réalisme magique propre à l’autrice, fascine autant qu’elle désoriente. Nghi Vo explore avec intelligence les thématiques de la marginalisation ethnique, du désir d’immortalité et du mouvement queer, mais le traitement parfois onirique des éléments magiques pourra dérouter les lecteurs et lectrices en quête de repères plus nets. Dans le décor brutal du Los Angeles des années 1930, Luli incarne une figure ambivalente : reine parmi les mortels et monstre assumé parmi les démons.
  1.  « Queer est une identité, un terme générique et est souvent considéré comme un mouvement. Le mot queer peut signifier différentes choses pour différentes personnes. Le mouvement queer a été largement axé sur l’anti-conformisme, le rejet des binaires et le fait d’être poussé dans des boîtes.» (Wiki LGBTQIA FR) ↩︎
  2.  « Le réalisme magique est un style littéraire qui combine des éléments de la réalité quotidienne avec des éléments magiques ou fantastiques.» Ce terme a été popularisé par des auteurs et autrices hispano-américaines (Gabriel Garcia Márquez, Juan Rulfo, Laura Esquivel, Manuel Scorza, etc.), mais aussi au Japon avec l’auteur Haruki Murakami. La liste des auteurs/autrices n’est bien sûr pas exhaustive. (Instituto Hispanico de Murcia) ↩︎
  3.  Onirique : relatif aux rêves, qui rappelle, évoque, est inspiré par le rêve ↩︎
  4. Traduit de l’anglais au français par Mikael Cabon. Vers son site personnel ici ↩︎
  5. Vers nos critiques des œuvres de Nghi Vo : Les Beaux et les Élus, L’Impératrice du Sel et de la Fortune, Quand la tigresse descendit de la montagne, Des mammouths à la porte, et Entre les méandres. Ces romans sont tous édités chez L’Atalante. ↩︎

Les commentaires sont fermés.

Créez un site ou un blog sur WordPress.com

Retour en haut ↑