Avertissement : bien que cet article n’aborde le scénario du jeu Ghost of Yōtei qu’en surface, il évoque certains éléments concernant l’arc évolutif de son personnage principal. Si vous souhaitez découvrir le jeu dans ses moindres aspects, nous vous conseillons donc de faire demi-tour.
Toutes les images qui illustrent cet article ont été capturées en jeu et sont la propriété exclusive de Sucker Punch Productions et de Sony Interactive.
« La vengeance n’est jamais une ligne droite. C’est une forêt. On peut donc facilement s’y égarer, s’y perdre, oublier par où on est entré. » Cette citation d’Hatori Hanzo dans Kill Bill est censée faire comprendre à Beatrix Kiddo que, bien souvent, une revanche ne fait que maintenir un cycle infini de violence et ne soulage pas la peine de celui qui l’exerce. Malgré cela, celle que l’on surnomme La Mariée n’aura de cesse de traquer ceux qui lui on logé une balle dans la tête quatre ans plus tôt. Pour Atsu, l’héroïne de Ghost of Yōtei, l’attente durera seize ans.
Tout comme le personnage de Quentin Tarentino, elle est laissée pour morte, clouée à un arbre en feu par un katana qui lui traverse l’épaule, après avoir vu ses deux parents être massacrés sous ses yeux. Comdamnée à être brûlée vive pour servir d’exemple. Mais Atsu survit. Malgré son jeune âge, elle subsiste par ses propres moyens, devient mercenaire, participe à la bataille de Sekihagara, qui permet au shogunat Tokugawa de démarrer l’unification du Japon, avant de revenir à Ezo, son île natale, pour pouvoir enfin assouvir sa vengeance envers les Six Yōtei, les tueurs responsables de l’assassinat de sa famille. La colère héritée de cette nuit-là, c’est ce qui a permis à Atsu d’endurer la solitude, la faim, la peur, durant seize années. La fillette abandonnée au pied d’un ginko en flammes est devenue une femme forgée par les épreuves. Fière, sûre d’elle, déterminée. Atsu est forte, indépendante, elle ne doute pas de ses compétences, même lorsque sa légitimité est questionnée. Elle est une femme dans un monde d’hommes. S’ils la sous-estiment, ils n’en seront que plus faciles à éliminer. Elle ne remet pas non plus en question la voie qu’elle a choisie, celle qui ne peut se terminer que dans le sang. Résignée, elle n’a ni peur de mourir ni de sacrifier autrui pour accomplir sa vengeance.



Là où Jin Sakaï s’interrogeait sans cesse sur le bien fondé de ses actions dans Ghost of Tsushima, l’héroïne de Yoteï est froide, implacable. Pour elle, la fin justifie les moyens. Tous les moyens.
« La colère gagne la bataille, mais perd la guerre. » Oyuki, Ghost of Yōtei.
Rapidement, Atsu se forge une réputation d’Onryo, un démon vengeur japonais capable de se relever pour punir ses ennemis même après avoir été frappé en plein cœur. Un mythe qui effraie certains superstitieux et attire les chasseurs de primes. Tandis que d’autres, qui voient en elle l’héroïne qui pourrait redresser les torts d’Ezo, commencent à laisser des offrandes à destination de l’Onryo afin de l’aider dans sa quête. Malgré elle, la guerrière s’entoure ainsi peu à peu d’une véritable meute d’alliés, à commencer par cette louve solitaire qui semble la suivre où qu’elle aille et qui intervient parfois pour l’épauler durant un combat.

Ces compagnons sont ceux qui vont effriter peu à peu la résolution d’Atsu, en tentant de lui faire comprendre que la revanche n’est pas une fin en soi. Et l’héroïne commence à se demander si elle ne perd pas en quête vengeresse du temps qu’elle pourrait passer à construire des liens et vivre une vie heureuse, tout en refusant d’accepter d’avoir déjà tant sacrifié si ce n’est pas pour aller jusque au bout. Pourtant, plus Atsu s’entête et plus l’on sent venir un drame digne du cinéma de Kurosawa à partir duquel le jeu propose un mode visuel à part entière. D’ailleurs, si Ghost of Yōtei s’inspire encore plus largement du western spaghetti à la japonaise des années 1970 que son prédecesseur, c’est bien le tragique de Masaki Kobayashi que l’on sent poindre derrière la souffrance de son héroïne. La touche de fantastique évoque, quant à elle, le film Kuroneko, de Kaneto Shindō, une autre histoire de femmes vengeresses, avec une mélancolie que n’aurait pas renié un réalisateur tel que Kenji Mizoguchi. C’est peut-être d’ailleurs pour repousser cette tragédie en devenir, ce final dont l’héroïne laisse entendre qu’il signera sa fin, que celle-ci se laisse parfois distraire le temps de quelques quêtes annexes, dont la violence est malgré tout rarement absente, comme pour appuyer sa vision d’un monde cruel dans lequel il vaut mieux s’aventurer armé.
« Il n’y a pas de justice dans ce monde, seulement la douleur et le fond d’une jarre de saké où la noyer. » Kojiro, Ghost of Yōtei.
Seuls véritables moments de paix, les instants qu’Atsu passe à jouer du Shamisen ou ceux durant lesquels elle échange son sabre contre un pinceau viennent opposer toute la beauté de l’art et de la nature à la brutalité de la voie choisie par la guerrière. De même, les paysages que l’héroïne traverse, et qui montrent Ezo dans toute sa splendeur, offrent un contraste saisissant, par leur beauté, à la rudesse de la vie en ses terres et aux combats qui y font rage.



Comme pour montrer qu’une autre voie est possible, le jeu impose souvent des échanges avec les Aïnous, un peuple animiste pacifique qui se distingue par sa philosophie de vie paisible et respectueuse de la nature et des créatures qui l’habitent. Tout cela vient renforcer l’idée qu’Atsu se trompe, que le monde ne se résume pas à tuer ou être tué, qu’à force de vouloir venger les morts, elle ne fait que perdre de vue les vivants, et que son obsession ne la mènera qu’à la ruine. D’ailleurs, cette idée qui était déjà celle de Kill Bill (et qui devait se poursuivre avec le projet de Tarentino d’écrire une suite dans laquelle les proches des gens tués par La Mariée viendraient, à leur tour, réclamer justice), trouve écho dans Ghost ofYōtei : la vengeance se nourrit d’elle-même, dans un Ouroboros de violence. Comme pour appuyer la lente prise de conscience de son héroïne de la frontière qui sépare la justice du meurtre, les primes qu’elle accepte au fil du chemin pour gagner quelques pièces se montrent de plus en plus ambiguës. Criminels en cavale, assassins patentés et autres fous dangereux se muent peu à peu en des femmes ayant tué leurs agresseurs ou des témoins qu’on tente de museler en leur faisant endosser des crimes qu’ils n’ont pas commis. Et le monde monochrome d’Atsu se pare peu à peu de nuances de gris.

« Je croyais qu’en éliminant les Six Yōtei j’apporterai la paix à notre famille, mais je n’ai engendré que la mort. » Atsu
Ghost of Yōtei.CarGhost of Yōtei est un jeu de nuances… et de contrastes. Son récit, son héroïne et même ses décors mêlent la mort à la vie, la pluie aux cendres, la violence à la beauté. Atsu elle-même est un personnage contrasté, à la fois forte, farouche et indépendante, mais aussi bourrée de failles et de défauts qui la rendent terriblement crédible, humaine. Il y a, dans cette protagoniste entourée d’une véritable meute d’alliés et pourtant désespérément solitaire, une sublime métaphore d’un chemin vers la rédemption qui ne peut que s’accomplir seul. D’une longue route qui passe par le pardon, non pas celui de ses anciens tortionnaires, mais le sien, celui d’une enfant qui n’a pas pu protéger sa famille. Une reconstruction qui se solde par une victoire bien plus éclatante que toutes celles qu’Atsu a pu obtenir grâce à son sabre : la paix de l’âme.

