L’Enfant de la marée, tome 1 : Les Vaisseaux d’os est un roman de dark fantasy et de pirate fantasy écrit par R. J. Barker. Publié en France aux éditions Leha, cet ouvrage est à la fois surprenant et particulièrement riche. L’auteur a créé pour son univers tout un jargon maritime ainsi qu’un ensemble de navires en os de dragons très bien détaillés et pensés. Il faut saluer le travail titanesque du traducteur et de la traductrice, Erwan Devos & Hermine Hémon , qui ont inventé un langage technique en français comme l’a fait l’auteur en anglais, et le résultat est bluffant !
« Il descendit les raides escaliers derrière Meas la chanceuse, ils passèrent l’écoutille et il s’agrippa à la rampe. Ils plongèrent dans la pénombre de l’entrepont. Les sabords des scorpions sur les flancs de l’Enfant de la marée étaient maintenus ouverts par un cordage, mais ils laissaient entrer peu d’air et de lumière. La touffeur en ces lieux était différente : plus oppressante, plus solide. Elle possédait une certaine substance. Là où la chaleur sur le pont était sèche et brutale, celle-ci était humide et enveloppante ; elle vous happait et vous ôtait le souffle. Les odeurs corporelles de l’équipage confiné étaient insupportables.»
R. J. Barker, L’Enfant de la marée, tome 1 : Les Vaisseaux d’os, chapitre 2
Nous sommes des pirates, des forbans !
Joron est jeune, trop jeune pour être épouse de bord. Pourtant, il n’a pas le choix. Tous ceux qui sont assignés sur un vaisseau noir sont condamnés à y rester et à y mourir. Effrayé tant par l’équipage de repris de justice que par ses responsabilités, il préfère se noyer dans l’alcool avec les terriens (ceux qui ne naviguent pas). L’Enfant de la marée, un grand quatre côtes, est une pièce importante dans la flotte des Cent îles, alors rien d’étonnant que la célèbre Meas Gilbryn dit « la chanceuse » vienne reprendre en main l’appareil et son équipage. À ceci près que c’est un bateau noir, il n’accueille que des criminels, de son épouse à son dernier enfant de bord.
Sans surprise, elle gagne son duel face à Joron ‒ indispensable pour obtenir ses galons ‒, mais elle le garde auprès d’elle et le forme comme son second. Le lecteur comme le personnage principal sont alors catapultés dans un monde inconnu aux enjeux titanesques.
Ce qui frappe en premier, c’est le choix de R. J. Barker de ne pas nous introduire à son univers, mais de nous noyer dedans. On découvre des termes sans comprendre précisément leur sens, on déduit, on cherche et on apprend à la dure. Dans ce roman, nous sommes des enfants de bord tout à fait novices. Même Joron, craintif, maladroit et alcoolique, en sait plus que nous sur les Vaisseaux d’os et sur la mer. Si on souhaite embarquer dans cette aventure pleine de mystère, il faut accepter de s’y perdre.
Tuer pour survivre
La Mère, la Jouvencelle et la Sorcière sont les trois déesses qui gouvernent ce monde. Elles maudissent ou apportent la bonne fortune, il ne faut pas les contrarier et, surtout, il faut protéger les vaisseaux d’os en leur faisant des sacrifices. Cette pratique consiste à tuer un enfant sain lors d’un rituel qui le transformera en sacrifeu, une espèce de feu-follet qui, une fois accrocher au navire l’empêchera de pourrir. Ceux qui n’en ont pas deviennent des vaisseaux noirs, comme l’Enfant de la marée. Cependant, les sacrifeuxsont de plus en plus rares, car de nombreuses personnes naissent déformées dans les Cent îles, tout comme chez leurs ennemis mortels, les Décharnés. Alors, les deux archipels se livrent une guerre de pillage dont personne ne se souvient de l’origine. Une seule chose lui permet de se poursuivre, le besoin d’enfants à sacrifier, et autant que ce soit ceux des autres.
Ce roman est sombre, violent et sans pitié. La mort est partout alors que nous voyageons avec Meas la chanceuse et Joron Bitord. Les odeurs de fond de cale, les corps déchiquetés par des monstres marins ou par des carreaux de baliste, la crasse d’un équipage naviguant pendant des semaines… l’auteur ne nous épargne pas. Ce réalisme, au cœur d’un univers de fantasy aussi mystérieux, hypnotise le lecteur, car tout est à la fois une énigme et une ombre palpable.
Prisonnier·ères en liberté
Joron apparaît comme un antihéros de prime abord, mais en découvrant l’équipage, c’est un véritable Suicide Squad qui accompagne ce dernier. Personne ne sait trop comment les uns et les autres sont arrivés sur l’Enfant de la marée, mais on comprend vite lesquel·les sont habitué·es à la violence et lesquel·les sont là pour de moindres crimes. Quand l’abordage commence, la galerie de personnages se jette dans la mêlée, réduisant à chaque étape le nombre de ces portraits étonnants. Si on s’attache à nombre d’entre eux, appréciant leur excentricité, leur rudesse et le peu qu’ils et elles laissent entrevoir de leur passé, l’auteur ne manque pas de nous rappeler que sur un vaisseau noir, la vie ne tient qu’à un fil.
Dans cette dark fantasy, on retrouve avec plaisir ce qui fait la saveur des récits de pirates : la soif de liberté. Le paradoxe entre cet idéal motivant les personnages, et leur état de prisonnier condamnés à mourir sur leur bateau est frappant. Il donne une grande profondeur à l’histoire et renforce la cohérence de l’univers. La révolte face à une société malade, voilà ce qu’est au fond cet ouvrage. Il propose une société d’apparence loin de la nôtre, les femmes sont égales aux hommes, la non binarité et l’homosexualité sont entièrement acceptées, mais la guerre et la religion continuent de tout détruire sur leur passage.
Tout en contrastes, ce récit nous fait passer de l’enfermement d’une cale à l’immensité de l’océan, de la monotonie d’une mer d’huile à la splendeur d’îles inconnues. Les créatures marines sont également belles et terrifiantes à la fois, à l’instar des navires étincelants et mortels. On apprend à aimer et craindre cet univers, presque au même rythme que Joron.
Ce roman nous prend aux tripes, les retourne, nous désoriente et, en un instant, nous transporte dans des lieux merveilleux. La fantasy et la piraterie se sont rarement aussi bien mariées !