La science-fiction palestinienne se distingue par sa richesse et sa diversité thématique. Deux anthologies, toutes publiées en anglais, mais encore inédites en français, en offrent un aperçu marquant : Palestine +100 : Stories from a Century after the Nakba (Palestine + 100 : Histoires d’un siècle après la Nakba, 2019) et Thyme Travellers: An Anthology of Palestinian Speculative Fiction (Voyageurs du thym (et du temps) : une anthologie de fiction spéculative palestinienne, 2024). Entre intelligence artificielle, robots, climat fiction, anticipation et fantastique, ces recueils révèlent l’ampleur et la profondeur des imaginaires palestiniens, portés aussi bien par des voix locales que par celles de la diaspora à travers le monde.
Nous reprenons ici les mots de Basma Ghalayini1, qui a dirigé l’anthologie Palestine + 100 : « Dans la fiction palestinienne, l’idée d’un “ennemi” est largement absente. […] L’absence d’un “ennemi” n’est pas la seule absence dans la fiction palestinienne. On pourrait même dire que l’absence, de manière générale, est l’une des caractéristiques déterminantes de la fiction palestinienne – et c’est là que la science-fiction pourrait apporter sa contribution.2 »
La Palestine en 2048 : promesses et émancipation
La première anthologie que nous souhaitons évoquer est Palestine +100 : Stories from a Century after the Nakba. Parue chez Comma Press en 2019, elle a été dirigée par Basma Ghalayini et réunit douze nouvelles. Comme toute œuvre de science-fiction, ces récits ouvrent sur des futurs possibles, mais ils parlent surtout du présent en crise, où l’imaginaire colonial continue de marquer les corps et les esprits.
Chacune des nouvelles de cette anthologie se déroule cent ans après la Nakba (نكبة : qui signifie « la catastrophe » en arabe). Cet événement renvoie à l’exode forcé des Palestiniens à la suite de la guerre de 1948-1949, opposant Israël à une coalition de pays arabes. Cette date revêt une importance particulière puisqu’elle marque à la fois la création de l’État d’Israël et le déclenchement de la Nakba pour le peuple palestinien, c’est-à-dire l’exode forcé, la dépossession et la tragédie qui ont accompagné cette catastrophe. Ce processus de colonisation, toujours en cours, a entraîné le déplacement, en 1948-1949, de près de 900 000 personnes3, aujourd’hui réfugiés dans la bande de Gaza, les pays limitrophes et dans le reste du monde. Avec cet exil, ce sont aussi les mémoires et les imaginaires qui ont été bouleversés : l’espoir du retour, l’effacement progressif des traces et des liens, ou encore les souvenirs qui s’estompent peu à peu. Autant d’éléments qui structurent une part essentielle de la science-fiction palestinienne.

Un aperçu des narrations
Nous vous proposons de parcourir les douze nouvelles de l’anthologie en offrant un aperçu de leurs narrations.
Song of the Birds (Le chant des oiseaux4) de Saleem Haddad
À travers le regard d’Aya, le récit plonge dans une atmosphère à la fois intime et fantastique. Aya voit réapparaître son frère sous forme de fantôme, figure liminale qui ouvre une brèche vers une autre réalité où la Palestine n’est pas décolonisée. L’histoire, située à Gaza Ville, révèle progressivement que les personnages vivent dans une simulation, une matrice virtuelle imposée. Le frère d’Aya, par sa fuite hors de ce monde artificiel, incarne une forme de libération et d’espoir face à l’enfermement numérique et politique. Le chant d’un oiseau devient ainsi une clé de compréhension.
Sleep it Off, Dr Schott (Reposez-vous, Dr Schott) de Selma Dabbagh
Narrée du point de vue de Layla Wattan, originaire de Deir el Balah, la nouvelle se déroule dans l’Enclave scientifique séculaire, un espace de recherche et de contrôle technologique. Layla, espionne surnommée « Recorder », a pour mission de capter et d’analyser des conversations. Elle croise le chemin de Mona Kamal, inventrice des premiers « Body-Bots », humanoïdes artificiels, avec qui elle collabore sur un ambitieux projet d’Hyperloop. Cette rencontre interroge la frontière entre humanité et machine, mais aussi le rôle de la surveillance dans une société de plus en plus technocratique.
N de Majd Kayyal (traduit par Thoraya El-Rayyes)
Le récit adopte le point de vue de “N.” et explore les réalités virtuelles comme espaces de fuite et de recomposition identitaire. À travers une écriture fragmentaire et conceptuelle, la nouvelle interroge la manière dont les mondes artificiels redéfinissent les frontières de la mémoire, du temps et de l’existence palestinienne.
The Key (La clef) de Anwar Hamed (traduit par Andrew Leber)
Centrée sur la symbolique de la clé — objet emblématique du droit au retour —, cette nouvelle joue avec les thèmes de la mémoire, de l’héritage et de l’attente. À travers un mélange de réalisme et de fantastique, elle réactive la puissance métaphorique de la clé comme lien entre le passé perdu et l’espoir d’un futur réapproprié.
Digital Nation (Nation numérique) de Emad El-Din Aysha
Cette nouvelle imagine un monde où l’existence palestinienne se poursuit dans l’espace numérique. Les identités et les mémoires, menacées d’effacement, trouvent refuge dans des espaces virtuels qui deviennent une nouvelle « nation numérique ». Le récit interroge ainsi la possibilité d’une survie collective hors du territoire matériel, dans un cyberespace qui conserve archives, voix et histoires.
Personal Hero (Héros personnel) de Abdalmuti Maqboul
À travers une simulation historique, l’auteur questionne le rapport entre passé et présent. La nouvelle explore la manière dont les récits du passé peuvent être rejoués, réinterprétés, voire manipulés par la technologie. Elle soulève ainsi la question de l’authenticité de l’histoire et du rôle qu’elle joue dans la construction identitaire.
Vengeance (Esprit de vengeance) de Tasnim Abutabikh
Inscrite dans le registre de la climat fiction, cette nouvelle décrit un futur où l’air est devenu irrespirable et où chacun doit porter un masque respiratoire. Ces masques, de couleurs différentes selon l’âge, deviennent un marqueur social et biologique. L’histoire met en scène une société fracturée par les inégalités écologiques et explore le désir de vengeance qui naît de cette précarité imposée.
Application 39 de Ahmed Masoud
Le récit imagine un futur où chaque ville de Palestine – Gaza Ville, Khan Younis, Rafah, Ramallah – gagne son indépendance. Sur ce fond de fragmentation politique et d’une invasion israélienne en 2025, Gaza Ville se prépare à candidater pour accueillir les 39e jeux Olympiques d’été en 2048. La nouvelle joue sur l’ironie et les illusions : derrière un futur normalisé et festif, elle met en lumière la persistance de l’occupation et des violences.
The Association (L’Association) de Samir El-Youssef (traduit par Raph Cormack)
L’histoire s’ouvre sur le meurtre d’un historien dans un monde où, depuis « l’Agreement » de 2028, il est interdit d’enseigner ou même d’évoquer l’histoire antérieure. Dans cette société obsédée par l’oubli, plusieurs mouvements clandestins s’organisent pour préserver la mémoire : Jozoor collecte les récits, Jidar conserve les traces matérielles du blocus, Mathaf protège en secret les preuves des crimes de l’Occupation. La nouvelle met en scène une lutte souterraine entre l’amnésie imposée et la résistance par l’archive.
Commonplace (Vie ordinaire) de Rawan Yaghi
Cette nouvelle explore le quotidien et les détails de la vie ordinaire dans un futur marqué par la dépossession. À travers des fragments de gestes et de paroles, elle interroge ce qui demeure commun et banal, même dans un contexte d’aliénation extrême, révélant une résistance silencieuse ancrée dans la routine.
Final Warning (Dernier avertissement) de Talal Abu Shawish (traduit par Mohamed Ghalaieny)
Ici, la guerre interminable attire l’attention d’une intelligence extraterrestre. Les visiteurs d’un autre monde interviennent pour mettre un terme au conflit, lassés par sa durée et par ses destructions. Cette nouvelle pose la question : faudra-t-il une puissance extérieure, non humaine, pour arrêter la violence ?
The Curse of the Mud Ball Kid (La malédiction du gamin de la boule de boue) de Mazen Maarouf (traduit par Jonathan Wright)
Un satellite étrange se met à voler les imaginaires des enfants, privant une génération entière de son pouvoir de rêver et de créer. La nouvelle déploie une fable sombre et poétique sur l’importance de l’imaginaire comme espace de survie, de résistance et de futur.
Un espoir de paix
Rassemblant une dizaine d’autrices et d’auteurs issu·es palestiniens et de sa diaspora5, Basma Ghalayini a créé des ponts vers l’avenir. Puisant dans toute la richesse des imaginaires de la science-fiction — de l’anticipation au cyberpunk, en passant par le paranormal ou encore l’intervention extraterrestre —, chaque nouvelle devient un espace d’exploration où le possible futur éclaire le présent. La science-fiction, en tant que genre, occupe ici une place essentielle : elle permet de décaler le regard, d’imaginer des mondes alternatifs tout en mettant en lumière les violences actuelles, et d’exprimer ce qui reste indicible par d’autres formes littéraires. En offrant à la fois des horizons de fuite et des métaphores puissantes, elle devient un outil critique, capable de reconfigurer la mémoire, d’interroger la dépossession et de redonner une place centrale à l’imaginaire palestinien dans la fabrique de ces futurs absents.
Nous allons citer un beau passage de la préface de cette anthologie : « Espérons que la plupart des lecteurs occidentaux n’auront jamais à faire l’expérience directe de ce type d’occupation. Mais nous devons tous en ressentir quelque chose — même si cela doit commencer par des métaphores et des allégories — s’il doit un jour y avoir le moindre espoir de paix. »
Basma Ghalayini et les éditions Comma Press poursuivent leur démarche et vont publier le 16 octobre 2025, une nouvelle anthologie de science-fiction intitulée Palestine – 1 : Stories from a year before the Nakba. Chaque écrivain s’est vu attribuer un village précis à décrire et a été mis au défi d’explorer l’atmosphère de ce moment à travers des dispositifs de fiction fantastique, surnaturelle et spéculative. À l’instar de son anthologie sœur, Palestine + 100, l’ouvrage utilise les codes du genre pour réexaminer cette expérience, un peu comme Guillermo Del Toro a utilisé l’horreur pour explorer la guerre civile espagnole dans des films tels que Le Labyrinthe de Pan, ou comme Godzilla a offert une métaphore science-fictionnelle au traumatisme (et les traumatismes ravivés) de la guerre nucléaire et des essais d’armes dans les années 1940 et 19506.
- Basma Ghalayini est traductrice et interprète arabe. Elle a déjà traduit des nouvelles pour la série KFW Stiftung, Beirut Short Stories, publiées sur addastories.org, ainsi que pour des projets de Comma Press tels que Banthology, The Book of Cairo et The Book of Ramallah. Elle est éditrice de la collection consacrée aux titres arabes de Comma Press et, en 2021, elle a coédité, avec Rasha Abdulhadi, le numéro spécial palestinien de Strange Horizons. Elle a écrit pour le New York Times et est née et a grandi dans la bande de Gaza (traduction de la présentation de Basma Ghalayini sur le site web de Comma Press). ↩︎
- Extrait de la préface du livre Palestine + 100 : Stories from a century after the Nakba (Histoires, un siècle après la Nakba). ↩︎
- Plus de détails dans le podcast Nakba, l’exil palestinien ou “désastre” (France Culture, épisode 7/18 de la série “Israël-Palestine : les mots de la guerre”). D’autres podcasts de Radio france permettent de comprendre les enjeux de ce conflit. Nous vous conseillons aussi la lecture du livre Le nettoyage ethnique de la Palestine (La fabrique éditions) de Ilan Pappé, un historien israélien. ↩︎
- Chaque traduction des titres des nouvelles est à l’initiative de l’auteur de cette chronique. ↩︎
- Avec Talal Abu Shawish, Anwar Hamed, Tasnim Abutabikh, Selma Dabbagh, Emad El-Din Aysha, Samir El-Youssef, Saleem Haddad, Majd Kayyal, Mazen Maarouf, Abdalmuti Maqboul, Ahmed Masoud et Rawan Yaghi. ↩︎
- Extrait et traduction du résumé d’appel de l’anthologie Palestine – 1. ↩︎
