On se réjouit de voir de plus en plus d’œuvres de l’imaginaire s’emparer des folklores, des paysages et des mythologies du sud de l’Asie depuis quelques années. Sur les Mille Mondes, nous avions déjà parlé de Stefan Platteau et de sa superbe série des Sentiers des Astres, de Nghi Vo et de son univers issu des contes du Viêt Nam ou encore des Portes de lumière, de l’auteur sri lankais Vajra Chandrasekera. Avec Le Trône de jasmin, premier tome de la trilogie des Royaumes ardents, l’autrice britannique Tasha Suri nous entraîne dans un univers magique et violent, inspiré par l’Inde et sa culture.
« Au yeux du reste du Parijatdvipa, Ahiranya était l’antre du vice, pourvoyeuse de plaisir et de pas grand-chose d’autre. Elle portait son histoire amère, son statut de perdante d’une guerre ancienne, comme d’un endroit reculé, accablé par la violence de ses dirigeants et, plus récemment, par la pourriture : l’étrange maladie qui corrompait les plantes et les cultures, et qui infectait les hommes et les femmes qui travaillaient aux champs et dans les forêts, à qui il poussait des fleurs sous la peau et des feuilles dans les yeux. »
Le Trône de Jasmin, Tasha Suri
Burn baby, burn
C’est une curieuse malédiction qui frappe la province de l’Ahiranya : la pourriture remplace la sève des arbres par du sang, tandis que les plantes se mettent à pousser sous la peau des humains. Le cruel empereur du Parijatdvipa n’en a cure, lui qui a même tenté de placer sa propre sœur, la princesse Malini, sur le bûcher de sa foi démente. Pour avoir refusé de se soumettre de bon gré au sacrifice, celle-ci est finalement envoyée en exil en Ahiranya. Là-bas, Malini fait la connaissance de Priya, une servante mystérieuse, puissante, habitée par une magie et des croyances anciennes, celles-là mêmes que les Parijati ont déjà essayé d’étouffer chez les Ahiranyi une décennie plus tôt en mettant le feu au temple de l’Hirana. À cet incendie meurtrier, seuls quelques enfants ont échappé, dont Priya.
Une étrange relation se crée entre les deux femmes. D’abord faite d’intérêts contraires, chacune pensant pouvoir utiliser l’autre pour parvenir à ses fins — l’une pour destituer son frère, l’autre pour libérer l’Ahiranya —, puis d’un désir troublant et interdit.
Indépendance
Le Trône de jasmin doit énormément à ses personnages, particulièrement ses personnages féminins. Toutes se révèlent fortes à leur manière, prêtes à tout pour parvenir à leurs fins. Priya, sous ses airs dociles de femme qui souhaite tirer un trait sur son passé, va petit à petit renouer avec ses pouvoirs pour devenir une figure forte et émancipée. Si elle endosse d’abord un rôle discret de protectrice pour les orphelins et les désespérés frappés par la pourriture, elle s’affirme et gagne en autonomie jusqu’à mener sa propre lutte pour l’indépendance.
« Elle ne pouvait pas se permettre de convoiter ses anciens talents ou sa force passée. Mais elle pouvait se permettre cela : assez d’argent pour acheter du bois sacré sans avoir à ramper devant un homme qui la haïssait. Assez d’argent pour rendre la vie un peu meilleure. Celle des enfants du marché, qui n’avaient personne. Celle de Rukh, dont elle était maintenant responsable. La sienne.»
Le Trône de Jasmin, Tasha Suri
De son côté, Malini a beau être parquée comme une bête, droguée à la fleur-aiguille et martyrisée par sa geôlière, elle n’abandonne jamais l’idée de parvenir à monter une rébellion pour destituer son frère Chandra, même si elle doit y laisser la vie. Tacticienne patiente, intelligente et excellente manipulatrice, elle finit par s’attacher sincèrement à Priya, qu’elle avait d’abord prévu d’utiliser pour s’échapper. Le traumatisme d’avoir vu ses amies brûler, l’enfermement et la drogue ont beau l’avoir affaiblie physiquement et mentalement, Malini est une jeune femme extrêmement tenace et résiliente, ainsi qu’une vraie figure d’autorité.
« Elle avait appris. Les larmes étaient une arme, à leur façon, même si elles n’empêchaient pas sa fureur de se consumer, de pourrir et de se débattre en elle. »
Le Trône de Jasmin, Tasha Suri
Il faut également citer Bhumika qui passe petit à petit du statut de personnage secondaire à pivot de nombreuses intrigues. Épouse du régent nommé par Chandra pour administrer l’Ahiranya, Bhumika est elle aussi une enfant du temple ayant échappé au massacre, comme Priya. Résolue à protéger son pays à sa manière, elle se marie à l’ennemi et cultive l’image d’une femme douce, sensible, un peu naïve, tout en tissant secrètement un réseau de partisans qui lui sont fidèles. Véritable araignée au centre d’une toile de secrets, complots et manipulation, Bhumika surveille aussi bien les agissements de l’empire que des rebelles, dans l’espoir d’éviter une guerre qui saignerait sa nation une nouvelle fois.
« Elle avait épousé le régent de l’Ahiranya. Elle avait épousé l’homme qui avait mis en œuvre le meurtre de ses frères et sœurs, et qui l’aurait brûlée elle aussi, si elle n’avait pas eu une famille de sang qui l’aimait trop pour la laisser partir, et l’influence politique pour effacer son passé et la sauver. Mais à partager la vie et le lit de quelqu’un, politique ou non, on finit par ressentir quelque chose. C’était inévitable. »
Le Trône de Jasmin, Tasha Suri
Si son histoire aborde les dynamiques de pouvoirs entre les castes sociales, la répression, le désir d’indépendance d’une nation et les dérives de la ferveur religieuse, Le Trône de jasmin est avant tout une histoire de femmes dans un univers patriarcal. Que ce soit du côté des rebelles avec Ashok, le frère du temple de Priya, qui ne désire rien d’autre que l’utiliser pour atteindre les eaux immortelles qui lui accorderont le pouvoir de battre l’empire, ou de celui de Vikram, l’époux de Bhumika, les femmes ne sont qu’un outil, un moyen. Lorsque le verni de l’affection ou de la bienséance se craquèle, les hommes ne manquent pas de leur rappeler, souvent cruellement, quelle est leur place. L’indépendance, pour celles qui vivent dans un pays où on les brûle au nom de la religion, ne pourra venir que d’elles-mêmes.
Organique
Le Trône de jasmin, c’est aussi une fantasy organique, presque viscérale. À l’image de la pourriture qui se répand dans les veines des personnages pour les transformer de l’intérieur, la magie s’écoule dans ses possesseurs comme les eaux immortelles dont elle est issue. C’est un pouvoir lié à la nature, à la croissance, à la vie qui se développe de manière fantasque et souvent incontrôlée. L’Ahiranya, avec sa forêt mystérieuse, la seule où pousse le bois sacré capable d’apaiser les symptômes de la pourriture, fait figure de terre encore sauvage et libre. Son combat contre la domination du Paridjatvipa apparaît presque comme une métaphore de celui entre la vie sauvage et l’industrialisation, entre l’humain et le reste du vivant.
Avec ses décors imagés, le récit nous plonge sans effort dans ses temples en ruines en partie couverts par la végétation, ses jardins luxuriants, ses marchés où se pressent une foule dense de femmes en sari colorés et d’hommes vêtus de dhoti de soie, ou encore ses maisons de plaisir, où l’on fume, boit et joue avant de profiter du charme des danseuses derrière des tentures voilées. Le Trône de jasmin parvient ainsi à nous faire voyager, à travers de petits détails glissés de-ci de-là sur l’architecture, la cuisine ou la mode, sans jamais perdre de vue sa trame et ses enjeux. Une belle maîtrise narrative de la part de Tasha Suri, qui mérite amplement son World Fantasy Award reçu en 2022.
Une lutte fratricide pour le pouvoir, des enjeux politiques intenses et un univers à la beauté sauvage et vénéneuse font du Trône de jasmin un titre de fantasy original et complexe, où la romance est esquissée, mais ne vient jamais prendre le pas sur les enjeux principaux. Il est certain que nous avons hâte de retrouver les personnages dans le tome 2 des Royaumes ardents : L’Épée de laurier-rose.