Comment parler de religion par le biais de la fantasy ? Cette question est centrale dans la création de ce roman. Plus exactement, il faut se demander comment parler d’histoire des religions. Dans cette duologie, Benjamin Lupu aborde ce thème en proposant une fantasy sombre et épique centrée sur deux moines embarqués dans une guerre de religion qui les dépasse.
« Lorsque vint la quatrième heure de la première nuit, Les ombres encerclèrent Asthor, privant ses soldats de son aura bienfaitrice. Dans le noir absolu qui s’ensuivit, le premier des Imranes parmi tous les autres fut pris de terreur. Si bien qu’il abandonna lâchement le Lion Céleste et courut se cacher avec les bêtes qui se terrent dans l’En-dessous, où nul jour n’existe. Ainsi fut-il condamné à trahir son créateur pour l’éternité des nuits à venir et n’assistera jamais aux triomphes de l’aube. »
Extrait du Livre des heures combattantes.
L’histoire des saintes écritures
Ce qui frappe en premier lieu, c’est la plume de l’auteur. Il a choisi d’utiliser un langage aux sonorités anciennes, comme si son roman lui-même faisait partie d’un texte sacré tiré de son univers. L’ensemble est agrémenté de termes spécifiques aux équipements du Moyen Âge, explicités par des notes de bas de page. Ce tout donne corps à l’ouvrage avant même que l’intrigue ne soit pleinement installée, et se poursuit au long du texte pour renforcer notre immersion.
Le Solstice des ombres parle donc d’une guerre de religion opposant les orostrates aux borésiaques, deux factions vénérant Asthor, le dieu soleil, mais chacune avec une vision bien différente des textes sacrés. Après des décennies d’affrontements nommés Chemin des larmes, le baron Brapte Èvaradi, chef des borésiaques, rend les armes avant d’être trahi et assassiné. Quinze ans plus tard, les borésiaques, considérés comme des hérétiques, livrent une guérilla aux orostrates qui prospèrent.
Le Chemin des larmes
Les routes sont redoutables sur ces terres marquées par la guerre. La Veuve misère, la femme du baron assassiné, a rassemblé une petite armée afin de capturer Esphirène et de lancer un nouveau Chemin des larmes. Capturés, deux moines sont séparés et, pour sauver leur vie, il leur est demandé d’agir selon les ordres des hérétiques. Umbrod devra décrypter des textes mystérieux, alors que Balcère est envoyé vers les barons orostrates afin de les prévenir de la capture de la baronne d’Achantar.
Dans la bataille, Tériane, la cheffe des gardes du corps d’Esphirène, est tuée, mais son serment à sa seigneure la maintient mystérieusement en vie. Recueillie par une étrange sorcière des marais, la Dame Fer-et-Sang, elle se prépare à aller libérer celle qu’elle a juré de protéger.
De son côté, le chevalier Héskarias, commandant des forces du baron Farnostari, tombe sur un étrange moine au cours d’une patrouille. Le clerc est affaibli, mais non moins dangereux, il s’agit de nul autre que Balcère. Ensemble, ils vont devoir peser leurs options et décider de la manière de libérer Umbrod et la baronne, sans trahir leurs serments et leurs valeurs.
Un récit fort et profond
Roman choral violent et viscéral, Le Solstice des ombres est aussi un récit initiatique à travers la captivité du jeune copiste et un retour au Chemin des larmes pour Balcère. Les questionnements des personnages sur leurs choix et leurs croyances sont importants dans ce récit, sans pour autant prendre le pas sur l’aventure, les mystères et la grande richesse de l’univers. La force de l’Histoire emporte ces humains dans le flot d’un destin face auquel ils sont presque impuissants.
Autre point fort, qui est souvent un sacré défi pour les auteurs et autrices de fantasy : donner une impression de profondeur et de grandeur sans que cela détonne ou alourdisse le récit. Entre les ruines séculaires inspirant crainte et respect, et les reliques magiques donnant vie aux textes sacrés, l’auteur dévoile avec habileté l’étendue de l’univers qu’il a construit. S’ajoute à cela un travail subtil et efficace de linguistique, par exemple, le suffixe -‘vi désigne une femme (Achantar’vi pour la baronne d’Achantar), -ri désigne un homme (Farnostari pour le baron de Farnost) et -’mi désigne une marque d’affection (maèr’mi pour parler de sa chère maman). Ces simples détails donnent la sensation d’avoir affaire à des coutumes, à des façons de parler proches des nôtres, tout en étant tout à fait étrangères. C’est également le travail sur les textes sacrés, au centre de l’intrigue, qui résonnent comme les versets d’une autre Bible ou les sourates d’un autre Coran, qui nous immergent dans cette guerre de religion. Cet univers suit sa propre histoire, par delà le texte, et cette sensation ne vient pas de nulle part, car l’auteur travaille déjà sur une adaptation de l’œuvre en jeu de rôle. Ce n’est également pas la première fois qu’il écrit sur ce monde là, il a autopublié deux livres rassemblant des enquêtes se tenant dans la ville de Kioshe bien après les événements du Solstice des ombres, Les Mystères de Kioshe, avec la participation de Sylvie Poulain.
La densité de ce roman peut malgré tout être effrayante pour des non-initiés, alors éditeur et auteur ont décidé d’implémenter un glossaire à la fin du récit et sur le site internet de Benjamin Lupu. Des compléments très appréciables pour se remémorer certains détails de l’histoire. La carte numérisée est un plaisir à consulter, Stéphane Arson, qui l’a réalisée, confirme une fois de plus son talent pour la cartographie.
Ce conflit entre orostrates et borésiaques dépeint les affres de l’endoctrinement et les dangers de la foi aveugle. Les amitiés sont mises à l’épreuve des convictions et de la mort. Quand la pensée devient idéologie, que l’affrontement verbal se change en bain de sang et que la vengeance entame son cycle infernal, l’innocence part en fumée. Ce roman de fantasy est très puissant, tant par ses thèmes, son histoire, ses personnages et sa construction. Une pépite made in France comme on en fait plus.