Dans (Re)Lire, nos rédacteurs se penchent sur des œuvres qui ne sont pas des nouveautés, mais qui ont marqué la littérature. Qu’il s’agisse de succès intemporels ou d’ouvrages injustement méconnus, venez (re)découvrir ces pépites du passé à nos côtés
Au début des années 2000, un manga hors des clous démarre sa publication dans le Young Jump et, durant treize années, va malmener les codes éditoriaux japonais tout en s’amusant avec les genres de la S.-F., de l’horreur et du battle royal. Du doux nom de Gantz, ce récit étalé sur 37 tomes et mené d’une main experte et cinéphile par Hiroya Oku, met en situation l’humanité face à une menace constante au travers d’un jeu fourbe et cruel, dont les règles changent en permanence.
L’histoire
Keï Kurono et Masaru Kato, deux lycéens comme les autres, se font écraser par une rame de métro alors qu’ils aidaient un sans-abri tombé sur les rails. Pourtant, à l’instant même où la vie les quitte, ils se retrouvent dans un étrange appartement en compagnie d’autres personnes venant également de mourir. Tandis que tous tentent de comprendre comment ils sont arrivés là et comment en partir, une mystérieuse sphère noire apparaît et les somme d’éliminer « l’homme poireau »…
De la violence…
Ce qui rend la lecture de Gantz palpitante de bout en bout, c’est bel et bien sa dose d’action constante, avec des affrontements croissant en intensité et en démesure, face à des adversaires d’abord ridicules (le martien Poireau) pour finalement s’achever dans une débauche de gigantisme et de puissance hallucinantes (l’arc Katastrophe).
D’abord discrètes, les doubles pages deviennent vite le lot commun du récit gantzien, afin de laisser place à des architectures dévastées et titanesques comme à des créatures toujours plus chaotiques. Il y a aussi ce sens du rythme assez atypique, rappelant le travail de Fujimoto (Chainsaw Man, Fire Punch), où le manga étale sur deux à trois doubles pages une même action, découpée dans sa temporalité. On atteint même, avec l’arc final, le summum de l’exercice de style, puisque Hiroya Oku délivre une page quadruple dépliante de toute beauté.
Cette pause dans le temps permet autant de contempler le détail des actions que d’observer comment la destruction prend, dans Gantz, une forme artistique unique. Il faut dire qu’en matière de carnage, Oyu n’y va pas avec le dos de la cuillère : les personnages tombent comme des mouches dans une débauche de sang et de viscères, les créatures explosent en mille et un morceaux… La mort n’est jamais loin dans Gantz. Et même si elle revêt ensuite un aspect transitoire, puisque annulable, il faut garder à l’esprit que les règles de Gantz sont aléatoires, donc méfiance.
… et du sexisme gratuit.
Mais si le manga a de nombreux atouts en poche, il laisse un goût amer quant au traitement de ses personnages féminins qui sont, toutes autant qu’elles sont, résumées à être des faire-valoir amoureux, dépendantes affectives de ces messieurs. Les stéréotypes de caractères sont légion : cela va de la princesse à sauver insupportable avec Taé, jusqu’à Reika, sex-symbol dont les sentiments seront rejetés par le héros. Et encore, d’autres traînent çà et là dans le récit, et ne serviront qu’à tomber amoureuse au premier regard, puis à mourir en coulisses.
Si l’on ajoute à cela des illustrations de chapitre avec des pin-up féminines sur les deux tiers du manga, posées là de façon totalement gratuites, on comprend assez vite que le traitement des personnages féminins est, chez Oku, complètement insipide et dévalorisant.
Mais malgré ce point noir qui, cela s’entend, risque d’en rebuter certains, il reste intéressant de lire Gantz pour son approche graphique inédite, qui mêle infographie, photographie et dessins avec beaucoup de réussite. C’en est même avant-gardiste pour l’époque, au point d’avoir créé des codes graphiques uniques qui auront clairement semé bon nombre de graines. Impossible, après avoir lu Gantz, de ne pas voir son influence dans le Dead Dead Demon Dededededestruction de Inio Asano.
Autre point clé de l’œuvre, c’est bel et bien l’évolution de sa démarche ainsi que la réflexion sous-jacente : débutant d’abord comme un jeu sanglant et impitoyable, où les règles évoluent sans cesse, l’histoire progresse doucement, mais sûrement, vers une lutte ultime de l’humanité contre une menace totale. En filigrane de ces missions de chasse, Oyu s’interroge, à la façon du film Starship Troopers : les chasseurs ne sont-ils finalement rien d’autre que des soldats jetables, résumant leurs actes à une boucherie gratuite et impérialiste ?
Cette ambiguïté morale persiste tout au long du récit, avec notamment le personnage principal qui, durant plusieurs volumes, s’avère être surtout un humain pathétique et lâche, ou avec nombre de protagonistes masculins tertiaires, bons à se jeter sur la moindre héroïne où à s’amuser du massacre des créatures.
D’un côté comme de l’autre, l’humain apparaît de toute façon comme un être fourbe, cruel, lâche, et violent. Que ce soit quand des victimes hurlent aux chasseurs leurs incapacités à les sauver ou quand ces derniers découvrent l’origine du personnage de Gantz, la raison pour laquelle il les as piégés dans ce jeu et ce qu’il est, il devient évident qu’il n’est pas nécessaire de chercher à sauver le genre humain… car il s’autodétruit lui-même en permanence.
Bien sûr, ne nous leurrons pas, Gantz n’est pas un modèle de scénario sans faille, lisse de toutes aspérités. À de multiples reprises, on s’interroge sur la cohérence du récit, tant il vogue entre divers arcs et personnages, pour en laisser de nombreux sur le carreau (les vampires, Akira, les créateurs de Gantz…). Enfin, il faut ajouter à cela les personnages féminins et leur traitement, mentionnés plus haut, ainsi qu’une fin plutôt expédiée, alors que l’arc Katastrophe semblait, ironiquement, s’éterniser.
| Pour autant, Gantz est un joyau d’une époque étrange, où l’infographie s’immisce dans le dessin traditionnel pour offrir son lot de scènes marquantes, mêlant dévastation et massacre à la pelle. On ne ressort pas indemne de cette lecture et, pire, même… on en redemande. |
