Avec un récit intimiste, moderne et effrayant, l’auteur Jean-Étienne parvient à utiliser l’horreur non pas pour faire frissonner ses lecteurs, mais comme cadre d’un drame familial sur fond de non-dits et de blessures d’enfance. Avec sa mise en scène quasi cinématographique, qui joue sur le clair-obscur, La Nuit des lanternes, premier album de l’auteur, fait flirter fantastique et tragique.

Drame
Bien des années après la mort de son père, Eloane revient sur l’île aux lanternes, où vivent toujours sa mère et son petit frère. Depuis le drame, la première, déjà autoritaire, est devenue froide et distante, tandis que le second s’est plongé dans un mutisme, dont il ne sort que par le biais des mots qu’il tape sur son téléphone portable. Eloane espère pouvoir retisser des liens avec sa mère, avec qui la relation a toujours été compliquée, mais très vite, les tensions resurgissent. Alors que le festival annuel de l’île bat son plein, les deux femmes se disputent et Eloane brise sa lanterne traditionnelle. Loin d’être anodin, ce geste réveille l’ancienne déité des lieux, une créature de feu et de colère…

Secrets de famille
Parce qu’il touche aux secrets de famille, aux rancœurs liées à l’enfance, La Nuit des lanternes parle avec justesse à toutes les personnes qui vivent avec une colère rentrée, étouffée par les non-dits. Plutôt que de se contenter d’un récit intimiste, Jean-Étienne choisit de traduire les sentiments de ses personnages par le prisme du fantastique. Un choix judicieux, tant il permet au récit d’alterner tensions et quiproquos, et de conserver tout son mystère jusqu’au dénouement.

Côté dessin, l’auteur enchaîne les plans iconiques, digne du cinéma horrifique, avec un style entre mangas et comics qui offre une belle palette d’émotions à ses personnages. Son choix de limiter les couleurs au minimum — la plupart des scènes sont en bi ou trichromie — permet de focaliser l’attention sur l’action et de donner tout son caractère à l’œuvre. Avec en plus de superbes planches pleine page, qui happent les lecteur·ices et renforcent encore l’aspect filmique de l’album. Le travail sur les ombres est également excellent, particulièrement lorsqu’elles viennent cisailler les visages des protagonistes pour renforcer leur peur ou leur détermination.


Et comme dans un film là aussi, Jean-Étienne joue avec le hors champ pour suggérer des créatures et des scènes, qui s’invitent d’abord dans l’imagination des lecteur·ices avant de gagner les pages. On devine une monstruosité au gros plan sur le visage terrorisé d’un personnage, tout comme on imagine quel genre d’ambiance règne au sein de la famille d’Eloane aux regards en coin et aux sous-entendus échangés par ses membres. Le secret, thème phare du récit, se devine dans un dialogue murmuré, dans les traditions de l’île que ses enfants évoquent en riant, dans ces échanges de regard entre un frère et une sœur qui savent, mais ne disent rien…

| La Nuit des lanternes est un album qui donne tout son sens au terme « roman graphique ». Jean-Étienne y manie la mise en scène avec le talent et la précision d’un David Fincher, au travers d’un récit doux-amer, sensible et intimiste, basé sur un drame familial universel. Le choix de lui donner une dimension horrifique ne s’apparente pas à une lubie artistique, mais est au contraire mûrement réfléchi et permet à l’œuvre de s’affranchir des lieux communs pour s’offrir à un plus large public. Si c’est là le tout premier album de Jean-Étienne, nous avons plus que hâte de découvrir les suivants. |
