Dans (Re)Lire, nos rédacteurs se penchent sur des œuvres qui ne sont pas des nouveautés, mais qui ont marqué la littérature. Qu’il s’agisse de succès intemporels ou d’ouvrages injustement méconnus, venez (re)découvrir ces pépites du passé à nos côtés.
Si L’Épée brisée, de l’auteur Poul Anderson, est un roman si particulier, c’est parce qu’il est publié pour la première fois en 1954 aux États-Unis, la même année que Le Seigneur des anneaux en Angleterre, à une époque ou la fantasy commence à réellement se détacher de la science-fiction pour devenir un genre à part entière.
Par ailleurs, ce titre a mis soixante ans avant de se voir traduit en français par les éditions du Belial, ce qui explique que ce texte, pourtant considéré comme un des livres les plus influents de la fantasy, soit si méconnu chez nous.
Enfin, il est compliqué de parler de L’Épée brisée sans citer des extraits de la préface réalisée par Michael Moorcock dans l’édition du Belial, tant sa compréhension de l’œuvre est pertinente.
« Le livre d’Anderson m’a fait si forte impression qu’il m’a été impossible d’apprécier celui de Tolkien – Je n’ai pas pu prendre Tolkien au sérieux. Outre son ton de conteur pour enfants, j’étais gêné par ses incohérences en matière de temps, d’espace et de psychologie.»
Michael Moorcock
L’Épée brisée peut, en un certain sens, faire écho au Seigneur des anneaux. Les deux récits proposent une aventure dont un des éléments clés est un objet maudit, ainsi que des créatures fantastiques. Pourtant, l’histoire de Poul Anderson est décrite par ses pairs comme une antithèse à l’œuvre de Tolkien.
En effet, le récit prend place avant la naissance de l’Angleterre, à une époque où les vikings commençaient à s’installer et faisaient face aux rois chrétiens. Dans L’Épée brisée, seuls ceux qui possèdent l’œil de sorcier ont accès au monde invisible de la faerie, qui côtoie celui des hommes, ainsi qu’aux créatures mythologiques qui l’habitent.
Les hommes et les faes sont les pièces d’échecs d’une guerre sur deux fronts, menée dans l’ombre par les Ases et les Jotuns, qui tentent d’obtenir la victoire en évitant une confrontation directe capable de déclencher le Ragnarok. Des dieux qui luttent pour leur survie face au déclin provoqué par l’avènement du Christ Blanc qui, ironiquement, gagne en pouvoir grâce à la foi des hommes.
Le récit suit Skafloc, dit Skafloc des elfes, un homme qui à tout obtenu et tout perdu, et qui, pour parvenir à son but, n’hésitera pas à utiliser l’épée brisée. Une arme maudite, qui ne peut être sortie de son fourreau sans prendre une vie, et qui confère à son porteur une grande puissance. Une épée qui ressemble à s’y méprendre à Stormbringer, d’un certain Michael Moorcock !
« La saga de Tolkien reflétait le sentiment de sacrifice typique des œuvres immédiatement postérieur à la Première Guerre mondiale. Celle d’Anderson semblait faire écho à l’humeur existentielle de l’occident à l’issue de la Seconde Guerre mondiale – Anderson a influencé une école de fantasy épique diamétralement opposée à celle, consolatrice, des Inklings.»
Si Tolkien est un précurseur de l’heroic fantasy, et un exemple type du manichéisme et de son éternel combat du bien contre les forces du mal, Anderson, lui, prend un tout autre virage.
Il n’y a dans son récit aucun héros, chaque combat apporte son lot de désolation, les défaites y sont cruelles et les victoires amères.
Sa narration est résolument douce, poétique et gothique, au sein d’un univers sans concession, créant une dissonance et un sentiment de malaise auprès du lecteur.
Poul Anderson écrit des personnages à la personnalité puissante, capable d’un immense sang froid et de grande capacités de réflexion, mais qui sont également en proie au laisser aller et à la plus dévorante des passions. Des personnages qui, malgré tout, n’ont aucun contrôle sur leur destin et qui subissent constamment les conséquences de leurs actes, quels qu’ils soient. Du plus puissant des elfes à la plus modeste des femmes, chacun suit la voie tracée par le tissage du fil des Nornes.
Les thématiques abordées touchent le lecteur durement, autant psychologiquement que moralement.
« Avec la jubilation d’un dramaturge jacobéen, Anderson épice son intrigue de trahison, de rapine et d’inceste.»
Sa mythologie et sa faerie sont également à l’opposé de la fantasy tolkienienne, dans L’Épée brisée, la plupart des être magiques sont froids et calculateurs, comme si l’immortalité conférée par leurs pouvoirs les avait dénués de tout sentiment et de toute moralité. Les elfes, qui paraissent être le peuple le moins cruel de ce récit, sont tout de même capables d’asservissement et de rapt. L’univers d’Anderson et ses personnages égocentrés ne laissent aucune place à l’empathie, à la bonté ou à la question du bien commun.
On pourrait aisément qualifier L’Épée brisée d’ancêtre de la dark fantasy, tant son univers paraît sombre et sans scrupule, comme peut l’être aujourd’hui le cycle d’Elric, de Moorcock.
| Poul Anderson est un auteur reconnu et prolifique, notamment dans le milieu de la science-fiction, pourtant ses incursions dans la fantasy ont contribué à son essor. L’Épée brisée est sans conteste une référence majeure, qu’il faut avoir lu si l’on aime les sagas épiques, la mythologie ou la dark fantasy. Si ce titre, qui tient en 300 pages, n’est pas sans imperfection, il est essentiel à la compréhension du genre, et à son évolution au fil des années. |
