(Re)lire : Derniers jours d’un monde oublié, chaque début est une fin

Dans (Re)Lire, nos rédacteurs se penchent sur des œuvres qui ne sont pas des nouveautés, mais qui ont marqué la littérature. Qu’il s’agisse de succès intemporels ou d’ouvrages injustement méconnus, venez (re)découvrir ces pépites du passé à nos côtés.

Beaucoup de lecteurs ont découvert Chris Vuklisevic grâce à son roman Du thé pour les fantômes, paru en 2023, dont le succès est largement mérité. 
Mais ici, Derniers jours d’un monde oublié, son premier livre, fut chiné par hasard dans une librairie lors de l’été 2022, en même temps qu’un autre chef-d’œuvre : Le Problème à trois corps

Récit à la fois postapocalyptique et fantasy, mêlant critique sociale et drame humain, Derniers jours d’un monde oublié raconte comment les habitants de l’île de Sheltel, persuadés d’être seuls au monde, voient un beau jour les voiles d’un bateau poindre à l’horizon. Pour ce peuple isolé depuis 300 ans, réparti en classes sociales rigides et soumis à des règles de vie strictes, l’événement a tout du bouleversement radical. Certains, comme La Main, une sorcière ayant le droit de vie et de mort sur la population de Sheltel, y voient une menace pour les traditions iliennes. D’autres, à l’image du riche marchand Arthur Pozar, espèrent que les nouveaux venus permettront de développer des voies commerciales vers l’extérieur. L’arrivée de ces inconnus, signe d’une ère nouvelle, exacerbe les rancœurs et encourage les conflits autant que les manigances. D’autant que rien ne garantit que ces pirates, eux aussi très surpris de découvrir une île au milieu de ce qu’ils nomment le « désert mouillé », ne viennent avec des intentions pacifiques.

Derniers jours d’un monde oublié est un excellent roman, dont la plume acérée traite avec talent d’eugénisme, de repli sur soi, de lutte des classes, de raréfaction des ressources et du poids des traditions. On comprend vite pourquoi ce récit a remporté le concours organisé pour les vingt ans de la collection Folio SF. Chris Vuklisevic alterne trois points de vue : celui d’Erika la pirate, d’Arthur Pozar et de La Main, ce qui permet d’apprécier la grande complexité (et la grande humanité, dans ce qu’elle a de magnifique comme de plus terrible) de ses personnages. Difficile de prendre parti tant ils cachent tous, sous leurs dehors sévères et impitoyables, des fêlures profondes et la foi d’agir pour le mieux. De même, les lois de Sheltel sont dures, mais parfaitement logiques au vu de son contexte : sur une île, où les ressources sont limitées, la population ne peut croître sans contrôle. Ainsi, chaque famille qui souhaite conserver un enfant « non autorisé » par La Main, doit accepter la mort d’un de ses membres. De même, le risque de consanguinité étant particulièrement élevé au sein d’une population restreinte, les unions sont toutes contrôlées et les enfants naissant avec des tares proprement éliminés. En parallèle, des castes rigides opposent les natifs de l’île aux Ashims, les descendants de ceux qui s’y sont échoués 300 ans plus tôt. Si ces dernières sont mises à mal depuis plusieurs années, notamment grâce à l’émergence d’une figure forte, la Bénie, qui s’oppose aux lois eugénistes et à la toute-puissance du roi natif, l’arrivée des pirates vient mettre le feu à la poudrière sociale de Sheltel ! Car Derniers jours d’un monde oublié, c’est aussi une révolte. Celle des marginalisés, des malheureux, des différents et des oubliés, de tous ceux qui se sont laissé convaincre, au fil des années, qu’ils méritaient la ségrégation et la violence qu’ils subissent. C’est l’histoire d’un pouvoir fondé sur la cruauté, qui vacille lorsque revient l’espoir.

Un récit de fantasy sociale brillant, mature et toujours aussi à propos, à (re)découvrir et qui plaçait déjà Chris Vuklisevic sur l’autel des grandes autrices de l’imaginaire. 

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