La Veuve, c’est un récit, celui d’une fuite désespérée vers l’inconnu. Ce sont des paysages de l’Ouest américain, les Rocheuses d’Alberta, les plaines sauvages et les forêts enneigées. C’est un roman de Gil Adamson trois fois primé depuis sa sortie en 2007.
Aujourd’hui, c’est aussi un roman graphique qui a demandé trois ans de travail à l’illustrateur Glen Chapron. Case après case, avec un noir et blanc fort à propos, (re)découvrez l’histoire de Mary Boulton, veuve traquée, dans l’Amérique de 1903.
« Cette nuit-là, l’unique fenêtre de la cabane a été fracassée et jamais remplacée. John s’est contenté de la boucher en y clouant de vieilles planches. C’est comme ça que la lumière a été bannie de notre intérieur… »
La Veuve, Glen Chapron, Glénat
Fuite
Mary Boulton est veuve, elle a tué son mari. Vous pouvez la juger, lui faire des reproches ou l’excuser, le mal est fait de toute manière. Poursuivie par les deux frères du défunt, Mary fuit à travers l’Amérique, avec pour seuls biens les vêtements qu’elle a sur le dos. Elle traverse des fleuves, des prairies, des villes, des forêts et y fait des rencontres : une vieille bourgeoise charitable, un trappeur solitaire, un Indien taciturne, un ancien boxeur devenu pasteur… Tous ces gens, parfois bienveillants, d’autres fois malhonnêtes, rendent sa fuite un peu moins laborieuse et, parfois, lui redonnent de la force et de l’espoir. Cette épreuve, c’est celle d’une femme frappée par le malheur qui va décider de survivre, quoi qu’il en coûte, et qui se révélera bien plus forte et courageuse qu’elle ne l’aurait cru elle-même.
Épreuves
Le personnage de Mary évolue au fil de son histoire. Petite chose fragile et craintive au début, à peine femme, les épreuves, parfois très dures, la renforcent et l’émancipent, jusqu’à faire d’elle une héroïne libre et indépendante. Traquée, affamée, brisée par des souvenirs traumatiques, elle révèle pourtant un courage et une résilience incroyable, là où beaucoup auraient abandonné. Car la souffrance de Mary commence avant son veuvage : mariée de force par son père à un homme rustre et désintéressé, qui gaspille leur argent et la trompe, la jeune femme bascule définitivement lorsqu’elle perd son bébé. Un choc immense pour elle, mais une simple contrariété pour son époux qui « a creusé un trou derrière la cabane et a jeté le corps dedans. Comme un vulgaire déchet ». John lui a au moins appris une chose : manipuler un fusil. Alors Mary saisit l’arme et lui tire dessus avant de s’enfuir. Sa cavale commence.
Là où le roman de Gil Adamson échouait parfois à ne pas tomber dans le larmoyant, cette B.D. se montre beaucoup plus fine dans la mise en place de son intrigue et la découverte de son personnage principal. Il en résulte que, si les sentiments du lecteur sont d’abord mitigés au sujet de l’héroïne, il referme sa dernière page bouleversé et heureux, conscient d’avoir mûri aux côtés de Mary. Un sentiment d’accompagnement renforcé par les longues séquences muettes de l’œuvre, qui permettent avant tout de profiter des sublimes paysages, mais aussi de prendre conscience de la solitude du personnage principal. Comme des observateurs impuissants, nous la voyons être déçue, trahie, blessée, apeurée, mais aussi se relever, se cacher, se battre et évoluer.
Amérique sauvage
Avec sa galerie de personnages variés et crédibles et ses nombreux environnements, La Veuve est aussi une vitrine réaliste de l’Amérique sauvage du début du XXe siècle. Alors que la conquête de l’Ouest touche à sa fin et que le pays oscille entre une industrialisation galopante et de vastes étendues encore inhabitées. L’industrie du charbon y est florissante, plus de 200 000 lignes de chemin de fer quadrillent le pays, c’est le début de nombreux progrès techniques et d’une longue période de croissance économique, mais aussi de l’ingérence américaine dans les autres pays, particulièrement en Amérique latine.
Bien que la période suive des mouvements sociaux en faveur des femmes (particulièrement les ouvrières) et des personnes racisées, Mary n’est pas libre. Les femmes viennent à peine d’obtenir le droit de gérer leurs revenus dans tous les États (à condition qu’elles soient mariées, tout de même), mais beaucoup vivent sous la tutelle de leur mari. Elles n’ont pas le droit de vote (il sera obtenu en 1921) et les violences conjugales subies par Mary, de même que son mariage forcé, ne sont pas reconnus comme des crimes. C’est donc dans une ambiance et un univers entreGodless et Red Dead Redemption que Glen Chapron déploie l’odyssée survivaliste de son héroïne. Un écrin visuel historique qui vient sublimer avec talent le roman original.
Avec son histoire puissante, sa mise en case intelligente et la place qu’il laisse aux décors sauvages, La Veuve est réellement le roman graphique qu’il fallait à l’œuvre de Gil Adamson. Certains lui reprocheront peut-être son style singulier, mais il est évident que Glen Chapron a su donner corps avec talent et sensibilité à cette héroïne éprise de liberté.