Pourtant proche de nous, la culture slave s’exporte assez peu dans l’hexagone. Riche d’une mythologie millénaire, qui emprunte aux peuples celtes, germains ou encore persans, c’est sans doute l’oralité de sa tradition qui fait a contribué à faire disparaître une partie du folklore de l’est de l’Europe, notamment lors de son évangélisation. Si un peu de sa mythologie est parvenue jusqu’à nous grâce à des œuvres comme Le Sorceleur ou American Gods, c’est tout un pan de la culture russe — historique, politique et mythique — que nous fait découvrir Melody Cisinski dans son roman graphique : Le Rêve du Tchernobog.
« L’art de la flatterie est aussi ancien que l’homme.L’arrogance est tout aussi ancienne […] »
Le Rêve du Tchernobog, Melody, Dargaud
Une princesse russe
En 1921, la guerre civile qui oppose les tsaristes, les communistes et les anarchistes fait rage en Russie. Alors que Yuri s’est engagé auprès des cosaques révolutionnaires dits « les Verts », son ami d’enfance Nikita est un chef bolchévique implacable. Le temps, les guerres et l’amour d’une même femme ont séparé plus sûrement les deux hommes que leurs idéaux politiques. Pourtant, Nikita confie une mission à Yuri afin de se débarrasser définitivement du régime tsariste : éliminer Nadya, la dernière survivante de la famille Romanov et héritière du trône de Russie. Le cosaque s’infiltre donc dans le train blindé qui protège la fillette, en se faisant embaucher comme garde du corps. Malgré ses convictions, Yuri s’attache à cette princesse qui cache sa solitude derrière une attitude capricieuse et colérique. Résolu à la libérer de sa vie d’obligations royales, il s’enfuit avec elle. Mais, en plus des bolchéviques et de l’armée, ce sont des dieux anciens et des créatures surnaturelles qui vont se lancer à leur poursuite…
Un album à la croisée des genres
L’autrice et dessinatrice du Rêve du Tchernobog, Melody Cisinski, est à la fois licenciée en histoire de l’art et en animation. Elle a travaillé pour Ankama, Disney, Nickelodeon et est la première story-boardeuse française à rejoindre les studios Pixar, embauchée par Brad Bird (Les Indestructibles, Ratatouille…) en personne. Toutes ces influences se retrouvent dans cet album en trois parties, qui mélange bande dessinée européenne, expressions japonaises et mise en scène digne de l’animation. Un style original et déroutant, qui ne plaira pas à tout le monde, d’autant que le ton se montre parfois très sombre, en décalage avec ses dessins plutôt doux, presque comiques.
Néanmoins, le lecteur qui prend le temps d’apprécier ce mélange des genres découvre un récit parfaitement rythmé, à la fois fantastique et tragique, qui use habilement du contexte historique et politique russe pour mettre en avant un folklore et des traditions millénaires. De petites touches d’humour viennent égayer cette histoire souvent dramatique, qui se montre extrêmement juste dans sa façon de mettre en scène les sentiments, les doutes, les peurs et les espoirs de ses personnages.
Le duo formé par Nadya et Yuri fonctionne très bien. D’autant que l’histoire ne va jamais trop vite, préférant prendre son temps pour mettre en place ses intrigues et ses rebondissements, et surtout pour laisser le temps à ses deux protagonistes de s’apprivoiser. Les personnages secondaires ne sont pas en reste et si l’on y trouve quelques influences des contes Disney (le sidekick animal, le méchant nihiliste et sociopathe…), ils conservent tous cette dualité qui les rend profondément crédibles. Quant à l’aspect fantastique, il apparaît par petites touches et se montre discret, particulièrement dans la première partie du récit, pour laisser toute la place à l’aventure et aux personnages. Pour autant, il n’est pas là pour offrir uniquement une caution mystique et culturelle au récit, au contraire, il sert à apporter un final inattendu, propice à la réflexion et très intéressant.
Avec Le Rêve du Tchernobog, les éditions Dargaud nous proposent de découvrir une bande dessinée à la croisée des chemins, qui sous ses graphismes jeunesse cache un récit profond et poignant, riche d’une culture millénaire et d’un passé encore jeune. Entre conte slave, roman historique et ode à la liberté, Melody Cisinski nous emmène visiter une Russie de métal rouillé et de steppes gelées, qui n’a pas oublié ses anciennes croyances. Et si elle nous arrache parfois une larme lors d’une scène poignante, c’est pour mieux nous faire sourire face à la touchante naïveté de sa jeune héroïne. Sans nul doute l’une des œuvres les plus originales pour entamer 2025, puisque la sortie est prévue le 17 janvier.