Rencontre avec Jordi Vila Cornellas : De flammes et les vents solaires !

Les Mille Mondes vous propose aujourd’hui une interview exclusive de l’auteur Jordi Vila Cornellas ! Les littératures de l’imaginaire en langue française ont une longue et riche histoire, faite d’initiatives personnelles et collectives. De nouveaux récits émergent tandis que d’autres sont remis au goût du jour. D’entretien en entretien, les Mille Mondes souhaitent donner la parole à celles et ceux qui font vivre les mondes de l’imaginaire.

La jeune fille qui entendait chanter les vents solaires est la novella de Jordi Vila Cornellas parue aux éditions Cordes de Lune, notre critique est à retrouver ici. Bonne lecture !

Les Mille Mondes : Pour vous présenter à celles et ceux qui ne vous connaissent pas encore, comment vous décririez-vous ?

Jordi Vila Cornellas : Ceux qui ne me connaissent pas encore se comptent par milliards ! Et ceux qui finiront par me connaître se comptent probablement sur les doigts de pied d’un Shoggoth, sauf si cette interview fait le tour de la planète en déclenchant des feux d’artifice électroniques et des airdrops [sic] de bitcoins sur son passage (vous avez désormais la confirmation que je suis un auteur de littérature dite « de l’imaginaire », jusque dans mes réponses aux questions). Par conséquent, je me contenterai d’une présentation du mieux que je peux.

Alors, allons au plus court (comme disent ceux qui ne savent pas être synthétiques) : je suis un mix d’origine espagnole (dont j’ai également la nationalité) et bretonne (dont j’ai l’âme). J’ai aujourd’hui 51 ans et j’ai beaucoup voyagé pendant mon enfance. J’ai eu la chance de vivre dans des pays lointains, car mon père travaillait pour une compagnie aérienne. Cela a sans doute aidé à me forger un embryon d’imagination, que j’ai tenté d’exploiter en suivant des études d’art et de cinéma. N’étant pas un « ambitieux », ni un acharné guidé par la passion, j’ai glissé dans le monde du travail par nécessité en laissant derrière moi ce que j’avais engrangé à l’école puis à l’université. Sauf que l’imaginaire ne m’a jamais abandonné, et réciproquement. J’y suis donc revenu par mes lectures, mes activités ludiques (entre autres), ma participation au comité de lecture du Club Présences d’Esprits (au début des années 1990), puis en soumettant mes propres nouvelles à des concours. Je n’ai cependant pas été très prolifique ni constant à cette époque.Actuellement, je suis membre d’un forum d’écriture de SFFF (science-fiction, fantasy, fantastique) qui s’appelle l’Orée des conteurs. C’est une plateforme d’échanges et d’entraide pour autrices et auteurs en herbe. On y répertorie les appels à textes des maisons d’édition et on s’encourage pour y participer. C’est de cette façon que j’ai progressé et publié mes premiers textes, en commençant par Rivière blanche et en passant par des magazines spécialisés (AOC, le regretté Gandahar, Géante rouge, Fantasy Art and Studies, etc.). J’ai donc écrit uniquement des textes courts jusqu’à présent, mon premier roman n’étant pas achevé à ce jour (même si je mets les bouchées doubles en ce moment). La jeune fille qui entendait chanter les vents solaires est mon plus gros texte publié en format papier. Je précise que j’écris exclusivement de la fantasy et du space opera, n’étant pas scientifique de formation, je me sentirais imposteur si je me lançais dans de la S.-F. pure. Je suis d’ailleurs plus attiré par le côté aventure et voyage que par le côté scientifique de la S.-F.

À vingt ans, le monde fourmille de trucs à explorer.

MM : Pourquoi choisir d’écrire de l’imaginaire ?

JVC : Parce que j’ai baigné dedans. Je suis né au début des années 1970… une époque où on pensait qu’il y aurait des voitures volantes en l’an 2000 ! L’imaginaire collectif était puissant et débridé. Les années 1970-1980 ont vu la naissance de La Guerre des étoiles, Alien, Blade Runner, Terminator, Robocop… C’était une période folle en termes de création. On a vu l’arrivée des livres dont vous êtes le héros, des premières consoles de jeux vidéo, des jeux de rôle et des « grandeur nature ». Du jour où j’ai découvert tout ça, je m’y suis jeté à corps perdu, pendant des années, volant sur les ailes de dragons stellaires, sauvant des enfers mille pucelles en détresse et affrontant les plus odieux démons, souvent avec succès, dois-je dire ! 

Lors de ma longue période « jeu de rôle », j’étais très souvent maître du jeu, car j’adorais inventer des intrigues et mettre en scène des personnages aux facettes variées, mes joueurs apportant la touche délicieuse de leurs improvisations fantasmagoriques à nos scénarios communs. J’avais déjà commencé à écrire des histoires au collège, puis au lycée (j’aimais y représenter mes copains et copines dans des rôles caricaturaux). À la fac, j’ai écrit une première nouvelle digne de ce nom (avec un début, un milieu et une fin), puis une autre, pour finir par un synopsis et quelques débuts de romans. Puis j’ai arrêté pour explorer d’autres trucs. À vingt ans, le monde fourmille de trucs à explorer.

Quand, suite à un long « creux de motivation », je me suis remis à écrire, internet avait fait son apparition dans notre quotidien et on était passé des machines à écrire aux traitements de texte (mon creux a duré un certain temps). Une plateforme de partage d’histoires canadienne, Wattpad, avait vu le jour et proposait aux apprentis auteurs, dont je faisais (et fais encore) partie, d’ouvrir leurs coffres à magie pour disperser les poussières d’histoires qui s’y cachaient. Pour moi, ça a été une révélation. D’abord, par les échanges que j’ai pu avoir avec nombre d’autrices et d’auteurs en devenir (dont certaines et certains sont aujourd’hui publiés en livre de poche), ensuite par les retours des lecteurs. Enfin on pouvait savoir si ce qu’on racontait avait du sens, ou ne serait-ce que de l’intérêt. On recevait des petites étoiles d’amour et des commentaires rassurants pour l’ego. Terminé le temps de l’écrivain ermite caché dans sa tour d’ivoire. J’avoue que ça m’a beaucoup aidé à trouver du plaisir dans l’écriture, dont le labeur est parfois ingrat.

[…] j’aime écrire des dialogues, décrire des paysages, faire la chasse aux participes présents et aux adjectifs inutiles […]

MM : Comment qualifieriez-vous votre style d’écriture ? Une question assez difficile, j’en conviens

JVC : Je vais reprendre le qualificatif que lui avait donné une amie autrice (qui se reconnaîtra si elle lit cet article) : scolaire (c’est comme ça qu’elle a dit, je le jure devant les anneaux de Saturne !). C’était sans jugement de valeur, un simple constat de sa part. Depuis cette époque de tâtonnements, ma plume a un peu évolué, mais je conserve cette rigueur simple qui me fait préférer l’efficacité narrative, l’idée, plutôt que la poésie des mots. J’en suis le premier navré, car j’adorerais faire preuve de lyrisme. Certains auteurs savent jouer avec les mots pour brosser une atmosphère, traduire une émotion ou faire naître des sentiments. Je les envie. Je fais des efforts dans ce sens (j’espère que ça se sent dans ma novella !). Mais j’ai toujours peur d’en faire trop et de tomber dans le cliché ou le mélo. Je suis cependant mal placé pour juger mon style, même s’il y a des constantes : j’aime écrire des dialogues, décrire des paysages, faire la chasse aux participes présents et aux adjectifs inutiles (bien que, depuis quelque temps, je leur trouve une certaine utilité pour équilibrer le rythme des phrases).

Quoi qu’il en soit, le style, c’est un combat perpétuel !

Autant de perles éditoriales qui mettent à l’honneur l’imaginaire, et en particulier les formats courts, tout en gardant vivante la flamme de la SFFF. Ces publications servent de terreau à une génération de nouveaux auteurs et autrices.

MM : Comment est représentée la science-fiction française en 2024 selon vous ? En littérature, mais aussi dans le cinéma, les séries, les jeux vidéo, etc.

JVC : Je trouve la S.-F. française très dynamique, du moins en littérature et en BD. Pour le cinéma ou les séries, je ne sais pas, ça me semble moins marqué, sans doute pour des raisons budgétaires, car la S.-F. a la réputation d’être une niche qui coûte cher. Ceci dit, je ne vais presque plus au cinéma (un comble pour un ancien étudiant en scénario) et je ne regarde quasiment pas de séries, pour les mêmes raisons que je ne joue plus aux jeux vidéo : ce sont des activités beaucoup trop chronophages. Il fallait faire des choix, j’ai rayé les jeux vidéo et la télévision de mon existence pour me libérer du temps sur d’autres domaines, dont l’écriture. Il m’arrive malgré tout de regarder parfois une série de S.-F., mais j’ai un œil très critique et rares sont celles qui m’attirent. Les françaises encore moins que les américaines.

En littérature, en revanche, il y a du mouvement. L’existence de fanzines, webzines, blogs (il faudrait un article entier dédié à tous ces acteurs très actifs : ActuSF, Elbakin, le Culte d’Apophis, SyFantasy, etc.), de bases de données qui y sont consacrées (BDFI, NooSFere) et de revues spécialisées en atteste. On a la chance d’avoir accès à des publications papier telles que Bifrost, Galaxies, AOC, Présences d’Esprits, Géante rouge, etc. (j’en oublie sans doute, tant il y en a ! Je pourrais citer Etherval, L’Ampoule, Le Novelliste, le Lufthunger Pulp, le défunt et regretté Gandahar et bien d’autres). Autant de perles éditoriales qui mettent à l’honneur l’imaginaire, et en particulier les formats courts, tout en gardant vivante la flamme de la SFFF. Ces publications servent de terreau à une génération de nouveaux auteurs et autrices. Par ailleurs, un vivier de petites maisons d’édition offre une ouverture sur une S.-F. décomplexée, généreuse et gourmande (voilà, j’ai placé les mots incontournables du jargon commercial actuel, j’ai tout bon !), variée, différente des attendus et standards des grandes maisons. C’est le cas de Cordes de lune, qui a un modèle de développement éthique et écoresponsable (il me manquait ces deux mots-là, sinon je n’aurais pas été crédible) : pas de stocks de livres envoyés en masse aux quatre coins du pays, qui finiront au pilon, des contrats qui donnent la part belle à celles et ceux qui écrivent, etc. Ce genre d’engagement fait bouger les lignes, à son niveau. Surtout, ça va dans le bon sens.

On peut aussi noter le fourmillement de festivals et de salons consacrés aux cultures de l’imaginaire, qui ravivent l’attrait pour les sciences et le rêve dans le cœur du public français : Utopiales, Imaginales, Aventuriales, Nimportequoiriales…, mais il y en a d’autres, même certains, qui osent ne pas finir en -iales ! Vermine rebelle ! Comme l’Ouest Hurlant, les Intergalactiques, ImaJnère, Hypermondes, Nice Fictions, Galactic Days, etc. Il y en a désormais dans toutes les grandes villes et même dans les plus petites. L’engouement est national, ou plutôt « nationiales », comme on dit dans le milieu. 

La S.-F. est un témoin de nos sociétés : nos peurs et nos fantasmes. A-t-on jamais vu autant de dystopies que ces dernières années ? Au point que des mouvements contraires tentent de voir le jour : solar punk, cosy S.-F., etc. C’est bien beau le désespoir, mais ça ne fait pas vivre (et notre quotidien nous en sert déjà de pleines louchées via les médias), alors certains auteurs tentent d’imaginer des futurs (ou des mondes) non apocalyptiques.

Là, je me suis dit que le sujet comportait un réel potentiel, dont j’étais loin d’avoir exploré toutes les facettes.

MM : Quelles sont vos inspirations, celles qui vous ont amené à écrire La jeune fille qui entendait chanter les vents solaires ?

JVC : Si je dois citer une influence pour mon texte, ce serait À la poursuite des Slans de A. E. Van Vogt. Un livre qui m’avait marqué dans mon adolescence et que je recommande vivement (même s’il paraissait déjà très « rétro-futuriste »  dans les années 1980, avec l’omniprésence du plastique comme matériau merveilleux, des désintégrateurs atomiques et autres trucs adorablement hasbeen). Vogt nous décrit la situation d’une jeune fille slane confrontée à la ségrégation. Les Slans sont une évolution de l’espèce humaine qui possède un don de télépathie et une force supérieure. Malheureusement, ce bon vieil Homo sapiens n’entend pas se faire détrôner aussi facilement et, passé maître dans l’art du génocide, cherche à se débarrasser de cet encombrant successeur. J’avais trouvé le texte très prenant : de la grande S.-F.

Pour ce qui est de La jeune fille qui entendait chanter les vents solaires, il a eu une histoire mouvementée. Son origine remonte aux Utopiales, lors d’un match d’écriture du Club Présences d’Esprits, dont je salue l’équipe dévouée à la SFFF (j’engrange un max de points réseau, là). Le principe de ces matchs par équipe est de se répartir trois thèmes (un pour chaque membre de l’équipe) et d’écrire une histoire chacun en moins de 2 heures. Pour s’offrir du temps supplémentaire, chaque participant peut ajouter des contraintes au thème choisi, piochées au hasard dans un chapeau. J’avais, prudemment, opté pour une seule contrainte, qui s’est trouvée être : « Un assassin empathe. » C’est de là que m’est venue l’idée d’écrire sur des mentalistes (et là, je réponds à votre question suivante, parce que je suis moi-même mentaliste). 

À l’issue du match, mon texte a reçu le prix du public et celui du jury. Carton plein. Du coup, j’ai senti qu’il y avait un truc à exploiter. J’ai donc réécrit cette histoire pour la soumettre au fameux concours le Bussy, organisé par l’équipe de la revue Galaxies. Il a terminé à une place honorable, qui lui a valu une publication dans la revue Géante rouge hors série 2022 (sous le titre La voie de l’empathie). Là, je me suis dit que le sujet comportait un réel potentiel, dont j’étais loin d’avoir exploré toutes les facettes. J’ai donc repris le concept et j’ai développé un nouveau récit, beaucoup plus ambitieux. Cette fois, je l’ai soumis à l’équipe éditoriale de l’application de lecture mobile Rocambole (appli qui s’est ensuite appelée Doors). Le texte a été retenu et il est retourné au bloc opératoire sous la houlette de Caterina Tosati. L’opération a été longue et compliquée, mais le texte qui en est sorti n’avait plus grand-chose à voir avec l’original. Il avait triplé de volume, poussé l’exploration du thème beaucoup plus loin et ouvert la porte à une suite (voire un préquel, tous deux encore au stade de projets). Doors a ensuite été racheté par Vivlio et, suite à un changement de type de contrat qui ne me convenait pas, l’équipe m’a autorisé à reprendre mes droits sur le texte. Je lui ai accordé un petit relifting et il est parti en soumission chez Cordes de lune, dont un ami m’avait vanté les qualités. La suite, vous l’avez eue entre les mains, c’est le résultat du travail éditorial de Chloé Garcia, l’éditrice, et de son équipe. 

Voilà, vous savez tout, et j’ai même débordé du sujet de la question. Pas grave, je vais me rattraper sur la suivante.

Si j’ai autant cherché à approfondir le sujet par la suite, c’est parce que je pense que l’empathie pourrait être la clef d’une humanité en paix avec elle-même et avec le monde.

MM : Justement, comment vous est venu l’inspiration d’écrire sur des mentalistes ?

JVC : Il faut remercier le petit papier tiré du chapeau de l’équipe du Club Présences d’Esprits lors du match d’écriture des Utopiales ;-). L’assassin empathe, qui deviendra une étudiante douée d’empathie psionique, a été la Lucy de cette étrange espèce née lors d’un brainstorming avec mes coéquipiers de la team d’écriture (Thierry Soulard et Lalex Andréa). Si j’ai autant cherché à approfondir le sujet par la suite, c’est parce que je pense que l’empathie pourrait être la clef d’une humanité en paix avec elle-même et avec le monde. De là, vient l’idée de dépasser les limites d’Homo sapiens, conditionné par un cerveau hérité de la préhistoire, guidé par son striatum animal dont le fonctionnement a été paramétré par des millions d’années de survie dans la nature. On ne change pas en un claquement de doigts un système de sélection naturelle qui a amené l’homme à dominer son environnement et à le piétiner, dépassé par sa propre capacité de survie. La solution : passer à la version suivante. Upgrader, comme on dit en informatique. D’où Homo stellaris. Une évolution d’Homo sapiens guidée par un cortex++ plutôt que par un striatum obsédé. Cet homme du futur serait doté de capacités cognitives qui iraient au-delà de ce que la survie en milieu naturel réclame, ce qui l’aiderait à inhiber certains comportements délétères en affinant ses facultés à se projeter dans l’avenir. C’est un thème que je prévois éventuellement de développer dans la suite de cette histoire, en confrontant l’espèce humaine à sa première rencontre avec une autre race pangalactique. Mais on verra plus tard, les projets ne manquent pas, c’est plutôt le temps ! J’en parlerai plus loin, car je sais que vous allez me poser la question de mes projets futurs dans la suite de cette interview (satanée précognition).

En tant qu’auteur autorisé à s’exprimer dans un monde (encore) libre, je souhaitais apporter une petite bougie en hommage à ce que notre humanité a de meilleur.

MM : Votre précognition est décidément étonnante ! Le thème des colonies revient souvent dans les écrits de space opera. Dans ce roman, nous comprenons aisément que la colonisation amène son lot de désastres et de souffrances. Vous mettez aussi en scène différentes visions du fait colonial (l’industrie coloniale et les mouvements indépendantistes par exemple). Pourquoi avoir choisi ce thème ?

JVC : Parce qu’il est au cœur de nos sociétés. On le voit avec les deux conflits majeurs de cette décennie, tous deux liés à une forme de colonisation : incapacité à faire cohabiter dans un même espace des sociétés différentes (pourtant si proches) et volonté d’expansion territoriale irrationnelle.

Le thème colonial dans la S.-F. est aussi, et avant tout, lié à l’idée de conquête spatiale. Il s’y joue une sorte d’espoir de renouveau sur un terrain neuf, avec le risque d’y déplacer nos conflits. Le sujet permet d’aborder nombre de problématiques typiques de nos sociétés humaines, comme l’exploitation des ressources ou des hommes au détriment de la liberté des peuples, les jeux d’influence entre profiteurs et tenants d’une éthique civilisatrice, etc. 

Ceci dit, dans mon histoire, la colonisation n’est qu’une toile de fond, un prétexte au conflit, car tout s’y entremêle : les puissants et leur soif de pouvoir, les riches et leur démesure matérielle, les nantis avec leur dégénérescence morale, les victimes manipulées et celles qui se rebellent, ajoutant leurs propres excès à une situation où le chaos règne en maître.

D’ailleurs, quand on parle conquête spatiale, on emploie souvent une sémantique militaire. Il y a un côté western, avec ses hors-la-loi, ses chasseurs de primes, ses shérifs aux méthodes guère plus saines que ceux qu’ils combattent (comme dénoncé dans le film Impitoyable, de Clint Eastwood) et les dérives tous azimuts d’une société en pleine refondation. Dans ce contexte, la notion même d’espace me semble une question clef. Chacun rêve de son espace personnel et, par extension, chaque groupe souhaite également profiter de son espace privé, dans lequel l’Autre n’a pas sa place. Dans mon histoire, cette idée est illustrée par la ségrégation entre les anneaux du vaisseau et la zone de non-droit utilisée par les riches pour organiser leurs partouzes infamantes (séquence inspirée du film de Kubrick, Eyes Wide Shut). 

Pourtant, la survie de notre espèce est liée à sa capacité de collaboration. Il m’apparaît donc comme un paradoxe à interroger : pourquoi, alors que nos plus belles réussites sont tributaires de nos facultés d’entente et de la mise en commun de nos compétences, perd-on autant de temps et d’énergie à s’entretuer pour des questions territoriales ? Est-on condamné à reproduire ce schéma antédiluvien jusqu’à l’extinction complète de nos civilisations les plus brillantes ?

En tant qu’auteur autorisé à s’exprimer dans un monde (encore) libre, je souhaitais apporter une petite bougie en hommage à ce que notre humanité a de meilleur. Le courage est la clef de tout, car il en faut pour lutter contre les pulsions qui nous animent. Sans courage, aucune réussite commune ne me paraît possible. Lysandre, l’héroïne de La jeune fille qui entendait chanter les vents solaires, est courageuse (et opiniâtre), c’est sa plus grande qualité.

J’espère n’avoir pas dit trop de bêtises, j’ai répondu sous le coup de l’émotion !

En 2023, le thème choisi était « Dragons », et ça tombait bien parce que 2024 allait être l’année du dragon.

MM : Paru en octobre 2024, De Flammes et d’Écailles (édition Black Rabbit) est un recueil de 18 nouvelles centré sur la figure du dragon. Quelle est l’histoire derrière la confection de ce recueil, dont vous avez réuni les textes ?

JVC : De Flammes et d’Écailles est issu du concours de nouvelles annuel du forum l’Orée des conteurs (petit coup de pub). Chaque année, les membres de ce forum d’écriture consacré aux littératures de l’imaginaire se lancent un défi : écrire un texte de 30 000 signes sur un thème qu’ils ont élu. Les thèmes sont proposés au printemps, sélectionnés avant les vacances d’été, et les participants ont jusqu’au milieu de l’automne pour rendre leur copie. S’engage alors une frénésie de lecture de textes anonymes et de votes, chacun essayant de deviner qui a écrit quoi. En 2023, le thème choisi était « Dragons », et ça tombait bien parce que 2024 allait être l’année du dragon. À la suite des résultats, auxquels participait Guillaume Suzanne, membre du forum et éditeur aux éditions Black Rabbit [sic], les participants du concours ont souhaité publier les textes dans un recueil. En 2023, on l’avait fait en interne et le livre avait été imprimé à la demande. En 2024, on s’est dit qu’on avait matière à aller plus loin qu’un simple souvenir entre nous. Grâce à Guillaume, sa motivation et son expérience d’éditeur, on s’est lancé. Il fallait néanmoins trouver un anthologiste pour sélectionner les textes (il y en avait trop) et les retravailler avec les auteurs. Comme personne n’était intéressé ou disponible, je me suis dit que c’était une occasion privilégiée pour tenter cette expérience. Je connaissais déjà les textes, l’éditeur, les auteurs/trices, c’était donc une entrée en matière simplifiée en vue de découvrir cette activité (bénévole, rappelons-le). Me voilà donc parti pour travailler avec Guillaume Suzanne sur cette anthologie et je ne le regrette pas, malgré la quantité de travail que ça représente. Ma plus grande peur, c’était de me froisser avec les auteurs pour des questions de retravail sur leurs textes, mais ça s’est bien passé. Je ne dis pas que certains n’ont pas planté des aiguilles dans ma poupée vaudou, mais j’ai un bon gourou et il m’a remis tout ça d’équerre. Je crois qu’on est tous très fiers du résultat, avec cette magnifique couverture de Jipègue, et les retours de lecteurs ont été très positifs.

Il y a dans cet intitulé un pouvoir évocateur qui permet d’en saisir l’étendue.

MM : Si je vous dis « les mille mondes de l’imaginaire », qu’est-ce que cela vous inspire?

JVC : Ce nom m’a tout de suite fait penser à l’univers de Valérian et son Empire des mille planètes. Il y a dans cet intitulé un pouvoir évocateur qui permet d’en saisir l’étendue. Pour avoir un peu visité le site, je ne suis pas complètement objectif, car je sais que vous explorez nombre de facettes des univers qu’on a tendance à qualifier de « geek » de nos jours. Par facettes, j’entends : formats, genres, supports, médias, etc. C’est un programme alléchant, mais audacieux ! Quand on pense à l’immensité du domaine couvert par cette appellation, ça donne le vertige. Je souhaite de tout cœur que votre projet aboutisse sur un site incontournable en matière d’imaginaire sur la toile française.

Rien qu’avec ce que j’ai dans les tiroirs, j’ai de quoi voir venir sur plusieurs années !

MM : Merci beaucoup, nous l’espérons aussi. Parlons d’avenir, quels sont vos prochains projets ?

JVC : Le premier et le plus urgent, c’est de terminer mon roman de jeunesse, celui avec lequel j’ai fait mes premières armes et qui m’a servi de base d’apprentissage. Il s’agit d’une histoire de fantasy dont la première partie a reçu un « Watty » (une récompense décernée annuellement sur Wattpad), ce qui m’encourage à y mettre le point final. Quand je serai venu à bout de ce projet, lancé il y a plus de trente ans et maintes fois réécrit, je pourrai passer sereinement à la suite. J’ai trois ou quatre projets de romans one-shot en fantasy. Le choix ne sera pas facile. J’ai un synopsis déjà rédigé pour l’un et plusieurs nouvelles prêtes à constituer un ensemble plus solide pour les autres. 

En S.-F., j’ai également plusieurs idées, dont un préquel à La jeune fille qui entendait chanter les vents solaires, qui présenterait le passage de Lysandre à l’université des mentalistes, l’Alma Mater. Je ne me projette pas plus loin, vu le temps que prend l’écriture d’un roman. Rien qu’avec ce que j’ai dans les tiroirs, j’ai de quoi voir venir sur plusieurs années ! Et il peut se passer bien des choses entre temps.

J’ai également quelques projets en BD, dont l’un est très avancé, puisque le script dialogué est achevé. Il s’agit d’une histoire de fantasy animalière un peu sombre, mais romanesque, façon cape et épées avec des sorciers et une guerre des gangs. Le dossier est quasiment prêt pour aller se frotter aux éditeurs, mais c’est plus compliqué pour moi dans ce domaine, car je n’ai pas de relations et aucun dessinateur (ce qui représenterait une porte d’entrée possible). Pour l’instant, je temporise et repousse, sachant que je vais tenter un passage au festival d’Angoulême en 2025, avec l’idée d’y glisser mon script à droite et à gauche.

Mais le reste, c’est affaire de goût : il y a tant de bons auteurs !

MM : Quels sont vos conseils de lecture ? Quels seraient selon vous les livres à lire absolument ?

JVC : Je suis un fan inconditionnel de Jack Vance. C’est même lui qui m’a donné le goût de la SFF. Son Cycle de Tschaï correspond à l’archétype du planet opera bourré de trouvailles. C’est un roman d’aventure (découpé en quatre volumes en France et illustré avec maestria par Caza) que j’ai relu au moins quatre fois. J’ai dévoré tout ce qui a été traduit de Vance en français. Cet auteur a une façon d’écrire qui m’envoûte, avec ses personnages truculents, ses univers bigarrés et dépaysants. Je me réserve la relecture complète de son œuvre pour ma retraite !

Un autre roman m’a profondément marqué : il s’agit de Hurlemort, de Serge Brussolo. Je ne dirais pas qu’il s’agit d’un livre à lire « absolument », mais il m’a vraiment ému. D’ailleurs, selon moi, les livres à lire absolument n’existent pas, hormis (peut-être) Le Seigneur des anneaux de Tolkien, pour tout amateur de fantasy (ça reste la source incontournable de tout un pan de l’imaginaire geek). Mais le reste, c’est affaire de goût : il y a tant de bons auteurs ! Je dois me contenter de citer ceux qui m’ont vraiment marqué : Lovecraft (surtout Démons et Merveilles édité aujourd’hui sous le titre La Quête onirique de Kadath l’inconnue), K. Dick (en particulier Ubik et Blade Runner, dont le titre originel était Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?), Les Dames du lac, de Marion Zimmer Bradley et, dans un autre registre, beaucoup de classiques français ou des choses plus exotiques, comme Voir de Carlos Castaneda.

Le panorama serait sans doute incomplet si je ne citais pas quelques BD majeures qui ont marqué mon imaginaire de jeunesse : Le Grand Pouvoir du Chninkel de Rosinski et Van Hamme, La Quête de l’oiseau du temps de Le Tendre et Loisel, Les Compagnons du crépuscule de Bourgeon.Et je m’arrête là, car le sujet pourrait devenir long et mes références ont probablement un arrière-goût de suranné pour un lectorat né après l’an 2000 ! D’ailleurs, vous l’aurez noté, je n’ai pas cité Harry Potter (que j’ai trouvé très enfantin et pas particulièrement bien écrit) ni aucune série dystopique ou de vampires/loups-garous, bien qu’ayant lu Anne Rice et baigné dans les histoires de lycanthropes pendant ma période jeux de rôle. J’ai l’impression que certains mythes ont été durement exploités par les blockbusters de l’industrie culturelle américaine.

MM : Libre parole, un ou des sujets de votre choix en lien avec la littérature, l’imaginaire, la culture ou autre chose que vous souhaiteriez aborder comme mot de la fin ?

JVC : Ah ! le saut à l’élastique sans élastique pour la fin ? Je vais rester sage, car j’ai déjà beaucoup parlé. Je vais commencer par vous remercier de m’avoir tendu votre micro électronique pour parler de mon travail et de mes aspirations. Ma plus grande fierté, ces derniers jours, a été de trouver ma novella chroniquée dans le magazine Bifrost consacré à Catherine Dufour. Je me suis d’un coup senti « auteur »… C’est bête. Je remercie Sylvie Allouche, que je n’ai pas l’honneur de connaître, pour sa lecture critique enthousiasmante (il en faut peu pour réjouir un scribouilleur comme moi). Et, puisque vous m’offrez une fenêtre pour des remerciements, je ne peux pas oublier mon éditrice, Chloé Garcia, pour son investissement unique et précieux dans ce monde très concurrentiel de l’écriture SFFF. Je suis convaincu qu’on entendra parler de Cordes de lune dans les années qui viennent. En tout cas, je l’espère.

Merci pour vos réponses et votre confiance ! L’équipe des Mille Mondes vous souhaite du succès dans vos prochaines aventures et vous dit à très bientôt ! Bonne lecture à toutes et à tous !

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