Le Rivage des femmes : une revanche humaniste ?

Bien décidé à mettre à l’honneur les récits fondateurs de la science-fiction féministe, les éditions Mnémos, après avoir republié L’Humanité-Femme de Joanna Russ en septembre 2023, nous proposent cette année Le Rivage des femmes, de Pamela Sargent. Initialement paru en 1986 dans sa version originale, le roman a donné du grain à moudre au patriarcat et à la société hétéronormée de la fin du xxe siècle. Pourtant, si l’on exclut une vision assez binaire des genres (compréhensible à l’époque d’écriture de l’œuvre), l’autrice est loin du propos misandre et castrateur que l’on a pu lui reprocher autrefois. Au contraire, elle prône l’idée que c’est ensemble que les sexes arriveront à la compréhension et à la bienveillance.

« Les hommes étaient naturellement enclins à la violence, pour des raisons à la fois génétiques et hormonales. […] pour la survie de la civilisation il était indispensable que les femmes, moins impulsives et plus aptes à canaliser leur agressivité à des fins constructives, conservent les rênes du pouvoir. »

Le Rivage des femmes, Pamela Sargent, Mnémos

Sans les hommes

Cela fait des siècles que, suite à une guerre qui a failli détruire le monde, les femmes ont décidé de vivre sans les hommes, tenus pour responsables de la catastrophe. Évoluant dans d’immenses villes de haute technologie où elles mènent une vie prospère, elles maintiennent volontairement l’autre sexe dans l’ignorance à l’extérieur de leurs murs. Pour les hommes, réunis en tribus primitives au sein d’une nature rude et hostile, les femmes ne sont que des représentations de la Dame, une déesse qu’ils prient dans des sanctuaires avec l’espoir d’être un jour « appelé » à La rejoindre.

Jusqu’au jour où Birana, une jeune femme de la cité, est exilée au nom du crime commis par sa mère. Rejetée dans les terres sauvages qui s’étendent à l’extérieur des murs, elle qui a appris toute sa vie à mépriser les hommes comme des créatures violentes et viles, va devoir survivre auprès de cette moitié d’humanité qui la divinise. Sa rencontre avec Arvil, un jeune homme doux et bienveillant, va bousculer ses idées reçues et remettre en question les enseignements que Birana a reçus des Mères de la Cité.

Et si, finalement, les hommes et les femmes avaient besoin les uns des autres pour progresser ?

Une plume fluide

En premier lieu, on note que la plume de Pamela Sargent est très fluide. Bien plus que celle de Joanna Russ, dont le style pouvait dérouter les lecteurs. C’est sans doute aussi grâce au travail de traduction de Nathalie Gouyé-Guilbert, mais l’on apprécie que le texte ne fasse pas son âge ! Le roman se présente comme un récit choral à trois voix, divisé en trois grands actes. On y suit d’abord les pérégrinations de Laissa à l’intérieur de la cité des femmes et d’Arvil au-dehors. La seconde partie, qui est également la plus longue, se concentre sur Birana et Arvil, tandis que la troisième redonne la parole à Laissa. On peut éventuellement reprocher à cette dernière de revenir aborder des personnages que nous n’avons pas côtoyés depuis près de 500 pages, mais c’est un souci mineur puisque, encore une fois, l’autrice parvient à nous remettre dans le contexte de la cité et de ses jeux de pouvoir assez rapidement.

D’un point de vue purement S.-F., là aussi, le roman accuse assez peu le coût des années ! Les technologies imaginées par Pamela Sargent, aviplane, communication longue distance, eugénisme génétique, etc., sont toutes crédibles, même presque quarante ans plus tard. Il n’y a peut-être que les machines télépathiques capables de fouiller dans les esprits pour en extraire ou y implanter des souvenirs qui (Dieu merci !) sont totalement fictionnelles. Si l’écriture souffre de certains biais et préjugés inhérents à son époque, les comportements des personnages et leurs sentiments sont souvent plausibles. En revanche, certains éléments, même en les prenant avec tout le recul nécessaire, n’ont pas manqué de nous faire grincer des dents…

La guerre

Tout d’abord il y a un aspect défendu assez tôt dans le roman : l’idée que, si les femmes ont atteint une sorte de plateau évolutif, tant sur le plan technologique que social ou scientifique, c’est parce qu’il n’y a plus de guerre, comme si cette dernière était la seule manière de pousser les hommes à inventer. Si l’on ne nie pas que certaines inventions sont le produit du pire de l’activité humaine, force est de constater que, bien souvent, une invention ou un progrès technologique est développé dans un but altruiste, voire humaniste, avant d’être détourné de son objectif initial par les marchands de mort (le nucléaire, l’aviation ou, bien plus proche de nous, l’intelligence artificielle). Cette affirmation est d’ailleurs infirmée par les femmes du roman elles-mêmes, puisque leurs cités hautement évoluées et leurs prouesses en génétiques, biologie et technologie, sont le fruit d’efforts menés pour se désolidariser des hommes et non pas pour leur faire la guerre. S’il y a bien une volonté de séparation nette entre les deux peuples, il semble injuste de dire que l’évolution dans Le Rivage des femmes soit le produit de la guerre, stricto sensu. Alors, bien sûr, on pourrait arguer que ce n’est pas l’avis de l’autrice, mais celui des personnages, puisqu’il se dégage aussi l’idée, en sous texte, que c’est la peur de tomber dans les travers des hommes qui poussent les femmes à cesser d’entreprendre. Il reste malgré tout difficile de ne pas y voir une croyance qui est encore partagée par une frange belliciste de la population aujourd’hui.

Ensuite il y a la représentation du désir masculin et de certains comportements jugés comme inhérents aux hommes, qui peuvent crisper le lecteur. Si les hommes de Pamela Sargent pratiquent l’homosexualité (puisqu’ils ne vivent pas au contact des femmes), tous, dès qu’ils ont eu accès aux « visions de la Dame », des manipulations psychiques érotiques dans lesquelles ils copulent avec des femmes virtuelles, éprouvent le désir de pouvoir un jour s’unir à leur déesse. Aucun n’a de préférence pour les garçons, aucun n’est asexuel ou bisexuel. Si l’autrice se défend de présenter l’hétérosexualité comme la norme dans plusieurs interviews, cette absence de nuance dérange quelque peu. Il est éventuellement possible d’accepter que les hommes soient réduits à des créatures menées par leur désir et quasiment incapables de se refréner à cause des « croyances » que leur imposent les femmes depuis des millénaires, mais on soupire tout de même fort face à l’absence de nuance. De manière générale, si certains sont réfutés, plusieurs clichés de genre, que l’on sait aujourd’hui imputable à l’éducation genrée et non au sexe biologique, semblent acceptés par le roman.

Au milieu de cette avalanche de testostérone et de fantasmes moites, Arvil est présenté comme une exception. Pourtant, même lui semble lutter à grand-peine, presque tout le long du roman, contre sa « nature masculine ». S’il l’enrobe de l’idée que l’acte sexuel donnerait du plaisir à Birana elle aussi (comme dans les images que la Dame lui a envoyées dans un sanctuaire – puisque dans ces films pornographiques utilisés pour manipuler et « récompenser » les hommes, dans lesquelles les représentations de la déesse jouissent systématiquement), il est aussi sujet à des accès de violence dus à sa compréhension progressive d’avoir été trompé toute sa vie sur la véritable nature des femmes et des hommes. Certes, la colère d’avoir été puni pour un crime qu’il n’a pas commis, pour avoir eu le malheur d’être né homme, est compréhensible, mais la façon dont elle est présentée : une lutte âpre et régulière pour ne pas rouer de coups Birana, la seule fautive de sa misère disponible, est assez décevante. D’ailleurs, si l’on peut saluer les passages où le héros ne subit pas ses instincts, mais les domine en mettant en avant son empathie, on se trouve désolé face à ceux où il y cède pour des raisons parfois assez peu légitimes. Comme ce moment durant lequel il devient soudain jaloux sans raison valable et où, après un monologue plein de rancœur, il gifle Birana (qui le lui rend, encore heureux). De même, si la plupart des scènes durant lesquelles les deux protagonistes font l’amour mettent en avant le consentement et le respect mutuel, quelques passages indignent, tels que celui-ci : « Cela datait peut-être de cette nuit où Arvil m’avait prise sans me demander mon avis. Je m’étais laissée faire, parce que j’étais trop fatiguée pour protester et provoquer une nouvelle discussion. »

On ne parlera évidemment pas de la charge mentale de la contraception ou du reproche fait aux femmes de la désirabilité de leur corps. Des sujets inabordable à l’époque d’écriture du livre.

Féministe et humaniste

Mais le roman passe-t-il pour autant à côté de son message féministe et humaniste ? Non. Si, selon nous, et cet avis n’est que celui de la personne ayant rédigé cette critique, certains passages sont stéréotypés et maladroits, cela est avant tout dû au contexte et à la période d’écriture et ne doit pas faire oublier les nombreux très beaux moments du récit. Ni son message profondément humaniste. Tout d’abord, la société dépeinte par Pamela Sargent est loin de présenter les femmes sous leur meilleur jour. Contrairement au reproche qui a pu être fait à l’autrice, elle ne verse pas dans la misandrie : ce sont ses personnages qui le font. Car, si les femmes du roman sont libres, indépendantes, qu’elles disposent de la technologie la plus avancée ainsi que d’un pouvoir évident sur les hommes laissés dans l’ignorance, elles sont loin d’être aussi sages et pacifistes qu’elles le prétendent. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur un meurtre, d’une femme sur une autre, un crime qui, nous l’apprendrons plus tard, aurait été qualifié de « passionnel » dans notre société actuelle.

La société féministe du Rivage des femmes n’est pas beaucoup moins violente que celle des hommes. Une violence dont les femmes usent entre elles (isolement, exclusion sociale et parfois même violence physique), mais aussi contre les tribus masculines, puisqu’elles envoient leurs machines détruire tout rassemblement ou groupe qui commence à montrer des signes de progression technologique, dans l’idée que, si on laisse les hommes évoluer de nouveau, ils provoqueront encore une guerre génocidaire. Les femmes critiquent la sauvagerie et la stupidité des hommes, mais les maintiennent pourtant volontairement dans cet état bestial. Pourquoi user d’images érotiques hétérosexuelles pour recueillir leur semence, si ce n’est pour garder une forme de pouvoir sur eux et susciter leur vénération ? Pourquoi n’ont-elles jamais usé de leur statut divin pour punir les comportements violents des hommes et ainsi les élever vers plus d’altruisme ? Non, Pamela Sargent ne dépeint pas une société de femmes libérées des hommes, mais un monde où elles tombent, elles aussi, dans les travers du dominant. Bien avant l’heure des profils narcissique et de la culture du viol, l’autrice abordait l’idée que les situations de pouvoir créent la violence, bien au-delà du genre.

La douceur de l’ignorance

L’autre point important soulevé par le roman est la stagnation de la société des femmes. Outre le fait, déjà abordé, de l’idée de la guerre comme moteur d’évolution scientifique et technologique, Le Rivage des femmes nous raconte une population qui juge l’histoire et les sciences humaines avec au mieux de l’indifférence, au pire du mépris. Une assertion qui nous semble particulièrement d’actualité à l’heure où notre propre passé est tordu pour servir des idéologies, ou nié quand il ne permet pas d’accréditer une vision politique ou sociale. « […] pourquoi crois-tu que tant de femmes refusent d’avoir affaire avec l’histoire et les historiennes ? […] En réalité, elles ne veulent pas admettre que les hommes aient pu, à un certain moment, être capables de penser et d’agir. Elles préfèrent continuer de penser qu’ils sont limités par nature, car reconnaître le contraire les amènerait à se poser trop de questions sur l’ordre actuel des choses. » Ces femmes, si puissantes et si douées, choisissent, pour la plupart, la douceur de l’ignorance et la facilité d’une existence figée, par peur du changement et de la remise en question. Même l’une des rares sociétés mixtes dépeintes dans le roman ne voit son sexisme et sa cruauté que causés par la séparation des sexes. Car il est là, le véritable message de Pamela Sargent : pour avancer vers plus d’humanité et de bienveillance, le vivre ensemble, l’éducation et l’acceptation sont nécessaires. À l’image de Birana et d’Arvil, qui parviennent à se comprendre et à coexister (et s’aimer) grâce à l’écoute et l’empathie, l’humanité a besoin de ses deux moitiés pour être équilibrée, dans le respect et la tolérance, sans qu’une partie n’asservissent la seconde pour faire passer ses désirs avant les besoins des autres.

Faut-il lire Le Rivage des femmes ? Il est clair que le roman n’est pas facile, pas toujours agréable, qu’il hérisse certaines de nos valeurs féministes et qu’il appuie parfois des clichés éhontés. Néanmoins, la vision que l’on porte sur le texte change après avoir tourné sa dernière page, grâce à sa conclusion lumineuse qui éclaire le récit d’une compréhension nouvelle. Une œuvre imparfaite, certes, mais qui soulève de très intéressantes réflexions.

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