Mémoires de Gris, l’héritage de la violence

Il aurait presque pu s’agir d’un récit semi-historique ou d’un conte médiéval, pourtant, Mémoires de Gris est l’œuvre de Sylvain Ferret seul. Scénario et dessins. Dans cet imposant ouvrage à la couverture toilée et dorée à chaud, se trouve l’histoire complète de Pierre de Brume, héritier du comté de Gris et Marion, la guérisseuse avec qui il a passé son enfance. De leur jeunesse pavée par la violence de leurs pères respectifs, aux guerres qui vont les séparer durant des années, leurs vies semblent marquées par les drames et la douleur. Est-il possible, pour les deux amants, de modifier le fil de leur destin ou bien sont-ils condamnés à perpétuer le cycle ?

« C’est ce monde qui est pourri ! C’est ce monde qui a fait mon père ! Ton monde… Toi et les tiens, vous régnez sur cette prison de violence ! Je suis nées dedans, mes parents sont nés dedans…[…} Tu ne t’en rends pas encore compte… Vu depuis ma cage, toi aussi tu es derrière les barreaux. »

Mémoires de Gris, Sylvain Ferret, éditions Delcourt

Guerre et malédiction

Pierre, chevalier et fils du seigneur Robert de Brume, revient dans la région de Gris après sept ans passés en croisade. Traumatisé par la guerre, mais peu désireux de retrouver un père violent et un pays ravagé par la famine, le jeune seigneur trouve du réconfort dans l’idée de revoir Marion, la fille de son ancien précepteur, qui fut sa meilleure amie et son premier amour. Mais le temps a creusé son fossé entre les deux anciens amants et dans la forêt de Malvern, que l’on dit maudite, on chuchote que la jeune femme serait une sorcière, qui aurait vendu son âme aux fées maléfiques des bois. Et puis il y a ce secret que Pierre et Marion ont enterré il y a bien des années, un secret qui, ajouté à la révolte qui gronde, à la cruauté qui gagne les hommes et à l’héritage de violence qu’ont subi les deux personnages de la part de leurs pères, pourrait les pousser à commettre des actes dramatiques.

Robin des bois

De prime abord, Mémoires de Gris s’inspire beaucoup de Robin des bois : le retour du héros après la troisième croisade, la population écrasée par les taxes et l’injustice, la bande de rebelles cachés dans la forêt qui détroussent les plus riches pour redistribuer aux pauvres… Les personnages de Will, un chevalier et camarade de Pierre, et de Jean, un jeune voleur orphelin, sont des références directes à Will l’Écarlate et Petit Jean, de la légende d’origine.

Plus vaste, les très discrètes dames de la forêt, tantôt fées, tantôt esprits, tissent un fil du destin qui évoque les Nornes de la mythologie nordique autant que les Moires ou les Parques gréco-romaines. On les retrouve aussi, en version sorcières maléfiques, dans le jeu The Witcher 3, où elles sont inspirées des trois Zorya russes et des nombreuses trinités féminines qui peuplent les légendes celtiques et slaves. Dans Mémoires de Gris, les fils qu’elles tranchent sont autant de vies brisées et de destinées tragiques.

Héritage familial

L’histoire s’agrémente régulièrement de scènes en trichromie de noir, blanc et rouge, qui illustrent des événements survenus dans le passé de Pierre et Marion. Une manière d’alterner la narration tout en permettant au lecteur de comprendre ce qui a mené les deux personnages à faire les choix qu’ils ont faits. Car l’héritage familial est un sujet majeur de ce drame médiéval, et qu’il semble coller à la peau du chevalier de Brume et de la sorcière de Malvern comme une malédiction. L’aquarelle de Sylvain Ferret tache de sang les souvenirs et le parcours de ses deux héros et ajoute peu à peu des cicatrices sur leurs corps.

Si Mémoires de Gris se dote d’une couche fantastique en toile de fond, il n’en reste pas moins un récit très humain. À la manière d’un Game of Throne ou d’un Servir froid, où le surnaturel n’est la que pour souligner toute la cruauté du hasard, des quiproquos et des humains eux-mêmes, la magie de cet album n’est qu’un détail face à la noirceur de certains personnages et la brutalité des situations. Le message est donné : le véritable mal n’est pas dans la sorcellerie, mais bien dans le cœur des hommes.

Un volume complet, généreux, qui déroule une histoire riche et de qualité ; des personnages crédibles, un trait efficace, un contexte historique bien maîtrisé, Mémoire de Gris est sans doute l’album le plus abouti de Sylvain Ferret. Adeptes des récits matures, sombres et bien ancrés historiquement (l’ambiance du petit domaine seigneurial français du XIIe siècle est très bien rendue, sans tomber dans la caricature), ne passez pas à côté de cette BD franchement réussie.

Cet ouvrage a été critiqué dans le cadre d’un service presse

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