L’histoire de Barry Windsor-Smith, ce monstre sacré du comic, est pour le moins complexe et houleuse, autant que celle qu’il entretient avec le milieu de la bande dessinée américaine. Adastra in Africa, c’est aussi un récit avec un passé compliqué : Initialement créé au milieu des années 1980, il devait être le troisième et dernier épisode des célèbres numéros LifeDeath, dans lesquels Strom perd ses pouvoirs, de The Uncanny X-Men chez Marvel Comics. Pourtant, l’album est refusé. L’histoire devra attendre 1999 pour être enfin publiée aux USA chez Fantagraphics Books, modifiée pour mettre en scène Adastra, déesse et héroïne de la série Young Gods (Storyteller, Dark Horse comics). C’est seulement cette année, le 23 octobre 2024 exactement, qu’elle est enfin traduite et publiée en France.
« Et que ce soit du bras de la famine ou de la maladie, la mort peut frapper avec l’ignominie du hasard. »
Adastra in Africa, éditions Delcourt, Barry Windsor-Smith
Une princesse en Afrique
Adastra in Africa met en scène la jeune déesse exilée Adastra, fille de la reine Organa d’Orgasmia, qui revient dans le village africain du sage Mjnari après bien des années et s’efforce d’aider son peuple frappé par la famine. Mais cette étrangère à bien du mal à atteindre son but sans tomber soit dans la divinisation que lui confèrent ses pouvoirs, soit dans le paternalisme de l’homme (la femme en l’occurrence) blanc qui veut jouer les sauveurs. Si les intentions d’Adastra sont louables et qu’elle tente d’agir sans compromettre l’héritage et les valeurs de la tribu, il reste un fossé culturel qu’elle ne parvient pas à franchir, une incompatibilité entre ses méthodes non traditionnelles et les valeurs du peuple qu’elle souhaite aider. Pour la déesse, l’apprentissage de l’humilité et de l’acceptation devra peut-être passer par le deuil.
À l’avant-garde
Si les dialogues d’Adastra in Africa paraissent parfois un peu ampoulés, son sujet – et surtout la manière dont il est traité – est étonnamment moderne au regard de l’époque à laquelle le comics à été écrit à l’origine. Barry Windsor-Smith y critique sans vergogne le colonialisme, le pillage des terres africaines par les industries occidentales, la destruction environnementale et toute la souffrance infligée aux natifs de ces territoires ravagés.
Le choix de placer son héroïne toute puissante dans un contexte où elle échoue finalement à imposer sa vision de la « vie » et de la meilleure façon de la préserver aux personnages est aussi audacieux : à mots couverts, l’auteur y dit que la culture, la religion, les mœurs et la société occidentale n’ont pas plus de valeur que celle des populations africaines et que l’incompréhension d’une culture ne signifie pas que cette dernière est dans l’erreur. Entre les lignes, c’est aussi un beau message d’entraide et d’acceptation de l’autre, car c’est bien la combinaison des pouvoirs d’Adastra et du culte de la tribu de Mjnari qui fait refleurir la vie.
Un monochrome travaillé
Visuellement, l’album propose un style noir et blanc très fouillé, fourmillant de détails. On pense au travail de Sergio Toppi ou d’Andreas Martens (notamment pour Cromwell Stones), qui se passent eux aussi de niveaux de gris au profit d’un monochrome travaillé. Du côté de l’histoire, elle aurait gagné à être développée sur plus de pages, mais Delcourt a réalisé un travail efficace de remise dans le contexte du personnage et de sa création, notamment grâce aux rabats de la jaquette qui recouvre l’album et qui affichent chacun un paragraphe explicatif. Le récit est suivi d’une interview désopilante de la déesse cosmique, qui perd malheureusement un peu de son impact puisque le public français ne connaît pas Storyteller.
Barry Windsor-Smith
Un mot enfin sur l’auteur lui-même. Comme évoqué au début de cet article, Barry Windsor-Smith a connu une relation houleuse avec le monde des éditeurs de comics. Le refus du scénario d’Adastra par Marvel n’est pas le première de ses déconvenues, loin de là, même s’il s’agit de celle qui lui fera rejoindre l’écurie Dark Horse. C’est là-bas que naîtra Storytellers, et donc Young Gods, l’histoire originelle de la jeune déesse, et qui, déjà à l’époque, se montre pleine de cynisme et d’amertume envers l’industrie. L’annulation de la série par Dark Horse, malgré la promesse de l’éditeur de soutenir le projet vaille que vaille, finira d’alimenter la rancœur de l’illustrateur face à l’industrie du comic. Un dégoût que l’on retrouvera sous forme de critiques nourries dans certaines de ses œuvres suivantes (comme le crossover The Party qui voit Freebooters, Young Gods et Paradoxman se croiser). Il faudra des années à celui qui est considéré – à juste titre – comme l’un des ténors du comics, pour parvenir à enfin mettre un point final à son histoire.
Récit graphique majeur, passionnant et novateur, Adastra in Africa est une œuvre idéale pour découvrir ou redécouvrir le travail de l’un des scénaristes et illustrateurs les plus prolifiques de l’histoire du comic américain.