Eurydice : sublime tragédie

Loin d’être une bête adaptation du mythe grecque dans une version qui le rapprocherait des contes des Mille et une nuits, cette relecture de la légende d’Orphée et d’Eurydice s’empare de thèmes intemporels et très présents dans l’actualité : les violences conjugales, la précarité, les injonctions sur les corps des femmes ou encore le deuil. Avec un dessin qui frôle la qualité d’un film d’animation, Eurydice nous entraîne dans un récit que l’on sait tragique et qu’on ne parvient pourtant pas à lâcher avant sa dernière page.

« Les princes possèdent et les femmes se taisent. »

Eurydice, éditions Delcourt, Lou Lubie & Solen Guivre

La cité de papier

Alors qu’un riche convoi mortuaire s’approche du palais des dieux afin d’assurer au prince décédé un au-delà confortable grâce à des offrandes et des rites, une silhouette s’en échappe pour fuir au cœur du désert. Cette fuyarde, c’est Eurydice, mais la pauvre se perd rapidement dans ce paysage brûlant de canyons et de sable. Elle est découverte par Orphée, un jeune chanteur aimable, qui la conduit jusqu’à la cité de papier, cachée dans une gorge derrière le palais des dieux. Eurydice est fragile, maussade, elle semble porter un lourd fardeau et refuse d’expliquer les raisons de sa fugue, malgré cela, Orphée tombe fou amoureux d’elle. Cependant, le secret de la jeune femme est lourd, trop lourd, au point qu’il pourrait les mener tous les deux vers un funeste destin. 

À couper le souffle

Ce qui saute immédiatement aux yeux dans ce très généreux album de 130 pages, c’est sa beauté. Qu’il s’agisse de ses immenses illustrations en doubles pages, de ses couleurs – où les tons chauds du désert contrastent avec le vert et le bleu de la mort –, de ses effets de lumières à couper le souffle ou de sa façon de représenter la fumée, le vent, la magie… chaque case est une véritable œuvre d’art. Les émotions, le mouvement, tout est représenté de manière très fluide et naturelle, ce qui rend les personnages particulièrement vivants et crédibles. Certains points de vue sont également grandioses, comme ce moment où la cité de papier se révèle dans toute sa majesté, au détour d’une crevasse, ou lorsque l’on découvre la véritable mesure du royaume des morts.

L’autre aspect superbement mis à l’œuvre dans Eurydice, c’est sa manière de traiter de sujets psychologiques et sociétaux particulièrement douloureux. La cité de papier n’est en fait qu’une vaste entreprise, qui vend des services religieux aux familles de défunts fortunés pour le salut de leurs âmes. Derrière le vernis de luxe et de sacré, il y a le mensonge, l’exploitation d’une population, la misère et l’injustice. À travers Orphée et son désir de révolte idéaliste, ou Calliope, forcée de se soumettre aux diktats de la société sur le corps des femmes pour conserver son emploi, c’est tous les défauts du capitalisme, du libéralisme et du culte de l’image qui sont exposés. 

La seule échappatoire

Le choix de nommer cet album selon la victime de la tragédie grecque originale et non son héros n’est pas anodin non plus. Eurydice, c’est avant tout l’histoire de la souffrance des femmes, objets de désir, possédées par les hommes, réduites à leur corps, elles rêvent de s’émanciper, de se rebeller, de fuir un fardeau pour lequel, parfois, la mort est la seule échappatoire. Comme un miroir de notre époque, la bande dessinée montre aussi à quel point les métiers les plus pénibles, pourtant essentiels, sont les plus mal rémunérés, à l’image des travailleurs du papier de la cité. On peut aussi voir une représentation de la mécanisation galopante, voire de l’I.A., dans la création du personnage de Galathée : poupée sans âme conçue pour effectuer le travail des neuf muses à elle seule.

L’album est également riche en symboles. Il y a un rappel de sa parenté avec les mythes antiques, dans ces grenades que grignote Eurydice avant de perdre connaissance et qui sont le symbole de la déesse Perséphone, épouse d’Hadès et reine du royaume des morts, dans la mythologie grecque. On peut aussi citer la forte présence des oiseaux, des créatures ayant un rôle de psychopompe (guide des morts) dans plusieurs mythes, ainsi que dans des œuvres populaires. Des références, comme des clins d’œil, qui viennent souligner la manière dont Lou Lubie est parvenue à s’approprier l’histoire d’Orphée et d’Eurydice pour en faire un chef-d’œuvre puissant et engagé.

En plus de proposer une histoire de qualité, des dessins magnifiques, des valeurs fortes et un album généreux, Eurydice s’enrichit d’un supplément, placé à la fin de l’histoire, qui permet d’en apprendre plus sur le processus de création et les inspirations de Solen Guivre et Lou Lubie. De quoi confirmer que cette fantastique bande dessinée n’a rien laissé au hasard. Un bijou à découvrir chez Delcourt.

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