La littérature sud-américaine a ce talent pour la fiction capable de faire douter le plus averti des lecteurs. Alors qu’il tourne les pages de ses œuvres, la question qui survient chaque fois est : Est-ce réel ? Car ses auteurs ont ce talent pour insérer le fantastique dans le quotidien de leurs personnages d’une façon si crédible qu’elle en devient troublante. C’est le fameux « réalisme magique » dont parlait notre rédacteur Matiou, dans son article sur Les Beaux et les Élus.
Ce réalisme troublant, cette ligne floue entre fiction et réalité, est parfaitement maîtrisé par Luckas Iohanathan, auteur du dernier roman graphique paru aux éditions Ilatina : Comme une pierre.
« Je sais que je suis pauvre, mais je ne suis pas stupide. »
Comme une pierre, Luckas Iohanathan, éditions Ilatina
Adieu la pluie
Cristovao et sa femme vivent chichement des quelques animaux qu’ils possèdent dans leur petite ferme, mais la pénurie d’eau rend l’élevage encore plus difficile et leurs ressources s’amenuisent. Une année s’écoule sans une seule goutte de pluie. Désespéré, le couple ne peut plus payer les médicaments qui pourraient améliorer la condition de leur fille, Rosa, handicapée. Tout va si mal qu’il se pourrait bien que ce soit un châtiment divin, une punition biblique. Pourtant, Cristo et son épouse sont tous deux de bons chrétiens. Alors qu’ils sont au comble du désespoir, leur fils, Roselino, se présente à leur porte après des années d’absence. Il n’est pas venu seul. Accompagné du mystérieux Rêveur, il annonce à ses parents que celui-ci connaît peut-être la solution pour obtenir le salut et revenir dans les bonnes grâces de Dieu.
Comme au cinéma
La première chose que l’on remarque dans Comme une pierre, c’est son découpage quasi cinématographique. Ses focus sur certains détails et ses plans larges, qui laissent les personnages perdus au milieu de l’immensité désertique de leur région asséchée, renforcent le sentiment de solitude et la lente descente aux enfers de cette famille isolée. Lorsque le couple se retrouve assis dans la même pièce, sans pouvoir rien faire d’autre qu’attendre, on peut presque entendre le tic tac de l’horloge qui égrène les minutes du silence qui creuse son fossé entre eux. Ce mal être que l’on ressent, cette sensation que quelque chose couve, cette ambiance si brillamment posée, c’est le fruit du travail de mise en page pointu de l’auteur.
Le choix de la trichromie, noir, blanc et jaune, n’est pas anodin lui non plus. Avec elle, le lecteur se sent écrasé, lui aussi, par le soleil de plomb qui frappe le pays. Michel Pastoureau, historien spécialiste de la symbolique des couleurs, rappelle que pendant longtemps le jaune était associé à la maladie, la folie et au déclin. Dans la théorie des humeurs galénique, la bile jaune est celle de la colère. Elle tient son origine dans le foie dont les maladies donnent un teint jaunâtre. Quand le jaune est mat, terne, verdâtre, il s’associe à l’infamie. Quoi de plus cohérent pour illustrer une terre qui se meurt et un possible châtiment divin ?
Vie et mœurs en Amérique du Sud
Comme une pierre, c’est avant tout l’histoire intimiste de cette famille frappée par le malheur, mais c’est aussi un miroir de toute la pauvreté qui touche le continent sud-américain. Le manque d’éducation, la difficulté d’accéder au minimum vital, l’isolement et l’écart économique entre les différentes couches de population tissent, en toile de fond, le paysage social d’un pays encore marqué par les dictatures et les conflits. Loin des clichés sur la misère brésilienne, le récit ne nous parle ni de drogue ni de favelas, mais d’une souffrance plus insidieuse et bien plus répandue, celle produite par la colonisation et le capitalisme et qui sévit depuis des années.
La situation de Rosa, pilier central de l’histoire, est pourtant nimbée de mystère. Sa paralysie et son mutisme ne trouvent pas d’explications auprès des médecins du dispensaire, de quoi convaincre un peu plus ses parents qu’il s’agit d’une condition surnaturelle. La fillette, comme un catalyseur, cimente le couple autant qu’elle contribue à le diviser. Peut-être que le signe n’est pas celui qu’il paraît ? Peut-être que l’état de Rosa a pour but de matérialiser les sujets de désaccords entre ses deux parents ? En effaçant la présence de l’enfant tout en faisant d’elle le pivot de l’intrigue, Luckas Iohanathan nous propose une version moderne, repensée et réinterprétée, du mythe d’Abraham, le tout avec un talent et une intelligence rares.
Comme une pierre est un roman graphique puissant et bouleversant aux multiples interprétations. Mis en cases à la perfection, pensé dans ses moindres détails, ne passez pas à côté de cette œuvre incroyable qui porte un regard sincère, avec une juste dose de fantastique, sur une famille en marge de la société brésilienne.